Une Diplomatie réinventée dans un monde en recomposition (3/3)

09.02.2024 - Interviews

Dans le précédent numéro de notre Newsletter du jeudi 1er février, Maurice Gourdault-Montagne nous partage son opinion sur les nouveaux modèles de gestion des relations internationales, comme celui du « multi-alignement » pratiqué par l’Inde. Ces pratiques nous poussent à repenser la configuration du multilatéralisme tel que nous le connaissons aujourd’hui, et posent de nouveaux défis pour la diplomatie française.

Selon vous, quels sont aujourd’hui les plus grands défis auxquels la diplomatie française est confrontée ?

› Maurice Gourdault-Montagne – Le premier défi de la France, c’est de retrouver confiance en elle-même. Je pense que la France se trouve dans un bouleversement politique et social considérable, qui est lié à la place qu’elle doit faire à différentes populations qui sont arrivées sur son territoire et qui font partie de l’histoire de la France.

Ces populations arrivent dans un contexte nouveau. Quelle place leur faire ? Comment la France doit-elle régler et traiter la question de l’indivisibilité de la nation avec des citoyens qui ont des visions de la citoyenneté et de l’appartenance qui ne sont pas exactement les mêmes que celles issues de la tradition républicaine ? Il y a là un vrai sujet. Je veux parler, particulièrement, de nos compatriotes de confession musulmane, pour lesquels la loi civile et la loi religieuse sont une seule et même chose. Or la France est indivisible, et le citoyen doit faire la part des choses. La loi sur la laïcité de 1905 avait établi la paix sociale sur cet aspect de la vie publique et privée. Ne doit-on pas y réfléchir au regard de nouvelles réalités dans la composition de la société française ? La France ne devrait-elle pas trouver un cadre commun pour tous ses citoyens ?

Deuxièmement, la France, qui reste parmi les dix grandes puissances économiques du monde, est un pays qui s’est déclassé sur le plan industriel – seulement 9 % de notre produit national brut (PNB). Il y a là un problème de place de la France dans le développement du monde, de la recherche et du développement, etc.

La France est un pays qui reste attractif, qui a de nombreux atouts d’éducation – qui méritent d’être maintenus à niveau – d’équipements, d’infrastructures, de population – atout qui a été longtemps soutenu par une politique familiale active, à laquelle il faut sans doute revenir. Ce sont autant d’éléments qui, mis bout à bout, permettent à un pays de s’affirmer sur la scène internationale.

Mais le défi principal à mon avis, aujourd’hui, est de sortir de l’enfermement occidental dans lequel nous nous sommes mis nous-mêmes. Nous appartenons à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) : nous allons y rester. Nous appartenons à l’Union européenne (UE) : il ne s’agit pas de la quitter. Mais il s’agit d’être assez fort pour pouvoir affirmer des positions qui font avancer ces ensembles, de pouvoir se poser en s’opposant. L’OTAN a-t-elle vocation à structurer la sécurité mondiale, comme certains auraient tendance à le penser, et notamment à s’étendre vers l’Asie, comme des tentations peuvent exister dans le cadre de la confrontation entre la Chine et les États-Unis ? Il s’agit d’être vigilant quant à cette dérive.

Dans le cas de l’UE, le défi – qui a été posé par le président de la République – est celui d’une Europe qui, après s’être élargie au Sud, puis au Nord, puis à l’Europe centrale et orientale, doit désormais regarder les Balkans et l’Ukraine, pays candidat. C’est aussi la proposition d’une confédération politique européenne. Demeurent également les défis du fonctionnement de l’Union, de la souveraineté et de l’autonomie européennes, de la place de l’Europe entre les États-Unis et la Chine. Quelle place prenons-nous ? Nos intérêts recouvrent-ils exactement ceux de nos alliés outre-Atlantique ?

Pour sortir de l’enfermement, il s’agit précisément d’aller au contact de ceux qui ne sont pas comme nous, et d’essayer de monter des projets d’un type nouveau, non pas en solitaire, mais avec des partenaires : l’Allemagne d’abord, car d’expérience, c’est à deux avec l’Allemagne que nous pesons, mais aussi l’Italie, la Suède et d’autres, et dans le domaine de la sécurité maintenant sans doute la Pologne. En somme, réinventer des actions politiques et diplomatiques qui prennent en compte la réalité du monde d’aujourd’hui La France tente de le faire avec un certain succès avec de grands partenaires, comme l’Inde, la Chine, le Japon, etc. Nous avons perdu l’Afrique parce que, sans doute, nous avons perdu la jeunesse africaine. La transition générationnelle est un élément à prendre en compte : les vieilles routines, les vieux réflexes d’autrefois fonctionnent-ils encore ? Non, ils ne fonctionnent plus. Donc, il y a des décisions à prendre dans des partenariats totalement renouvelés

Peut-on alors parler plus largement de déclin de la France, eu égard à ces constats internes et externes ?

› Maurice Gourdault-Montagne – Les deux constats sont en effet liés, mais je ne parlerais pas de déclin : je dirais que la voix de la France est moins écoutée aujourd’hui. Prenons, par exemple, ce qui se passe actuellement, à la suite de l’agression du Hamas sur la population civile israélienne. Il va sans dire que des actes de violence, quels qu’ils soient, et encore plus à ce niveau-là d’atrocité, sont intolérables. Et 1’on peut comprendre la volonté de revanche qui existe en Israël, où la vie de chaque individu, plus qu’ailleurs, est sacrée rappelons-nous les échanges de prisonniers contre le soldat Gilad Shalit. Est-ce à dire que nous devons rester silencieux sur le destin du peuple palestinien et l’impasse qui lui a été faite depuis des années ?

La France a toujours eu – et encore avec une conférence internationale en 2016 – une position selon laquelle la sécurité d’Israël est absolument centrale et non négociable, mais selon laquelle les droits des Palestiniens ne le sont pas moins, conformément au droit international et aux décisions de l’ONU. Nous invoquons le droit international sur l’Ukraine, nous devons l’invoquer, aussi, s’agissant des droits du peuple palestinien. Cela étant, il faut trouver des interlocuteurs, et le Hamas n’en est sûrement pas un – c’est cependant aux acteurs locaux de se saisir de la question pour tenter de dresser sans tarder, au-delà de la haine et du désir de vengeance de part et d’autre, un horizon politique qui permettra d’aboutir à une solution de coexistence qui évitera la prolifération des mouvements terroristes.

C’est toutefois à nous de réaffirmer ce que l’on appelle les paramètres la coexistence de deux États vivant en paix et en sécurité le long de frontières sûres et reconnues. Il faut sortir d’un enfermement qui confine à cette perception de déclin où la France, devenue parfois inaudible, est dans un enfermement souvent émotionnel, souvent diplomatique, qui nous empêche d’aller de l’avant et de revenir sur la justice dans les relations internationales. Car il s’agit bien d’un problème de justice, et ce que nous reproche aujourd’hui le monde entier, le « Sud global », au sujet des doubles standards, c’est l’injustice. Il faut revenir à cette question de la justice dans le monde international, et la perception est que l’Occident ne se comporte pas de manière juste.

Est-il possible d’articuler cette visée de la justice avec la realpolitik ?

› Maurice Gourdault-Montagne – La realpolitik, c’est voir le monde tel qu’il est et non tel que l’on souhaiterait qu’il soit. La realpolitik, ce n’est pas non plus agir selon la loi du plus fort. Le multilatéralisme régit la realpolitik, puisqu’il s’agit de prendre les sujets tels qu’ils viennent, en fonction de ses intérêts et en fonction des intérêts de ses partenaires, et ensuite de faire un dosage subtil selon les situations.

Je suis plutôt du côté de la realpolitik : ne pas juger l’Autre selon nos propres critères, essayer de prendre en compte ce qu’il est, ses intérêts, et de voir comment mes intérêts peuvent être à la fois défendus voire promus ou mis en commun, pour pouvoir aller de l’avant, plus loin. À partir du moment où je décide qu’untel n’est « pas assez comme cela », qu’untel est « trop comme cela », et que je me prive du contact avec lui, d’engager une action et même une discussion avec lui parce que j’estime qu’il ne me plaît pas, à force de trop se pincer le nez, l’on finit par s asphyxier.

Dans cette perspective, le gaullo-mitterrandisme constitue-t-il toujours un concept opérant pour vous ?

› Maurice Gourdault-Montagne – Le gaullo-mitterrandisme est un concept imaginé à l’époque du président Mitterrand, dont on sait qu’il s’était auparavant, systématiquement et sur tous les sujets, opposé au général de Gaulle, jusqu’à ce qu’il devienne lui-même président de la République. L’on a alors effectivement réuni la France autour du concept de gaullo-mitterrandisme. Je ne sais pas s’il est possible de le définir, puisqu’il dépend des situations.

Regardons cependant deux grands événements durant lesquels François Mitterrand était président de la République et a agi de la même manière que l’aurait fait le général de Gaulle. D’abord la réunification allemande, selon un processus démocratique et pacifique – c’était la ligne fixée par le président français, et qui a été suivie -, qui est un événement majeur de l’Europe. Ensuite la guerre en Irak, puisque la manière dont l’on a agi répond à un principe gaullo-mitterrandiste.

Il ne s’agit pas de faire un palmarès, mais je pense que le gaullo-mitterrandisme est ainsi l’affirmation d’une indépendance de la pensée française sur les évolutions du monde. Ce qui est important, c’est d’éviter l’inféodation à la pensée des autres – et à la pensée américaine en particulier, qui répond à ses propres intérêts, comment lui en vouloir ? Mais c’est aussi être là dans la solidarité, dans les moments cruciaux et essentiels : la crise de Cuba, la France aux côtés des États-Unis après les attentats du 11-septembre – et même le seul pays à invoquer alors l’article 5. Dans les moments essentiels pour la survie, oui, nous sommes alliés. Pour le reste, nous ne sommes pas alignés.

Que vous inspirent l’état actuel de la relation franco-allemande et ses conséquences sur la construction européenne ?

› Maurice Gourdault-Montagne – Quand je suis entré en diplomatie, mon premier chef m’a dit qu’il y avait deux pays avec lesquels nous n’avions pas droit à l’erreur. Le premier est l’Allemagne, qui constitue le socle de la stabilité en Europe. Il a fallu des sacrifices immenses pour pouvoir arriver à la relation franco-allemande telle qu’elle existe aujourd’hui. Une relation dans laquelle l’on sait que les Allemands sont, en général, à l’opposé de la position qui est la nôtre. Leurs structures sont différentes, leurs processus de décision sont différents, leur fonctionnement politique est différent, leurs émotions du passé sont en général à l’inverse des nôtres – parce qu’ils ont vécu la guerre différemment –, mais nous avons construit sur un socle, qui est celui des droits humains. Jusqu’en 1948, en effet, nous étions main dans la main pour conquérir la liberté d’expression, de réunion, religieuse, etc. Les nationalismes nous ont séparés, puis nous nous sommes retrouvés. La relation franco-allemande s’est ainsi construite sur des succès communs obtenus à partir d’objectifs communs.

Je reste confiant dans la relation franco-allemande, parce que je crois qu’elle est entrée dans les mœurs. Elle est corsetée, si j’ose dire, en tout cas encadrée, par des institutions, des groupes de travail et des sommets franco-allemands réguliers — qui sont en fait des conseils des ministres franco-allemands, le dernier à Hambourg les 9 et 10 octobre 2023. Le sujet est de savoir si nous sommes assez intéressants pour les Allemands aujourd’hui, qui sont eux-mêmes dans une grave crise, à la fois interne – la coalition gère toutes les contradictions de gens qui ne pensent pas du tout la même chose –, économique – la remise en cause d’un prix de l’énergie qui n’est plus bon marché – et internationale – leur politique étrangère, l’Ostpolitik avec l’Europe orientale et la Russie en particulier, échoue pour le moment, en ce qu’ils espéraient depuis 1970 transformer la Russie sur le plan démocratique, même si c’est aussi grâce à cette politique qu’est tombé le communisme. L’Allemagne reste voisine de la Russie, beaucoup plus que la France, avec un passé dans cette région qui la rend beaucoup plus partagée et aujourd’hui extrêmement troublée. Qu’avons-nous à lui offrir ? Nous sommes un pays affaibli : quels sont les domaines d’excellence dans lesquels nous sommes prêts à tendre la main à l’Allemagne pour la sortir de l’ornière et la réintéresser ?

Ensuite, pouvons-nous recréer ce qui existait à une époque et constituait la chair de la relation franco-allemande, c’est-à-dire les échanges humains entre Français et Allemands ? Aujourd’hui, c’est la partie faible : l’on n’apprend plus l’allemand en France, l’on apprend beaucoup moins le français en Allemagne ; les Français ne vont pas en vacances en Allemagne, les Allemands traversent la France mais souvent pour aller en Espagne. Est-ce que l’on se réintéresse les uns aux autres ? Qu’est-ce qui peut nous motiver ? Est-ce le sport ? Les arts ? La musique ? La dimension culturelle franco-allemande doit reprendre le dessus, avec des projets industriels, des projets communs. C’est à partir de succès communs que l’on renforcera cette relation.

Et quel était ce deuxième pays avec lequel la France n’a pas le droit à l’erreur ?

> Maurice Gourdault-Montagne — Mon patron m’avait dit : « La deuxième prunelle de vos yeux, c’est l’Algérie ». C’est le sujet central : si la situation est bonne pour l’Algérie, elle sera bonne pour la France, et réciproquement, car il ne s’agit pas d’une affaire d’État à État, mais de peuple à peuple. Je crois qu’il ne faut pas le perdre de vue. Aujourd’hui, le sujet est laissé de côté, l’on a essayé de le traiter par le passé, mais au détriment d’autres. Or nous n’avons pas à faire le choix de l’Algérie : elle est 1à. L’on doit surmonter un passé qui est souvent instrumentalisé, d’un côté comme de l’autre. C’est le grand sujet, qui reste à confectionner pour donner le meilleur, parce qu’il y a une patte humaine derrière. Il y a beaucoup d’exemples qui sont le meilleur, mais il y a encore beaucoup à faire.

En somme, et plus largement, comment chercher à comprendre et déchiffrer Autre, sans se renier ?

> Maurice Gourdault-Montagne — Sans se renier, en effet, car il faut déjà savoir qui l’on est. Il faut savoir quelles sont les valeurs que l’on porte, à travers l’éducation que l’on a reçue, savoir quelle est notre histoire et comment l’on est structuré. C’est le seul moyen pour entrer dans la sensibilité de l’Autre. Pour cela, il faut aussi et bien sûr étudier son histoire, sa culture, ses émotions collectives.

Je suis un adepte d’une théorie qui traite de la mémoire émotionnelle des peuples. Chaque peuple porte des émotions, qui sont à incorporer dans l’analyse de l’action que mène ce peuple. Un peuple est porteur de triomphes et de gloires, de souffrances, d’injustices et de ressentiments. Tout cela entre en ligne de compte et configure son comportement. C’est à partir d’une étude fine de ce qu’il y a dans la mémoire des peuples que l’on peut voir leurs décisions, que l’on peut être prêt à trouver les voies et moyens de travailler ensemble, sans les choquer, sans entrer dans des impasses ou des sujets totalement frontaux Mais cela demande une étude attentive de la culture, de l’histoire, de La géographie et de la mémoire émotionnelle collective de ces peuples. C’est une étude longue, qui nécessite de beaucoup lire et beaucoup écouter. Ce n’est pas facile, parce que l’on a des zones d’incompréhensions totales, qu’il faut accepter, sans se placer en surplomb. C’était La thèse de Jacques Chirac lorsqu’il a créé le musée du Quai Branly : il n’y a pas de culture supérieure à une autre, toutes les cultures sont des cultures humaines. Or nous avons cette habitude du surplomb, et Le surplomb nous donne un regard biaisé.

Paru dans la Revue Internationale et Stratégique (RIS) n°132 de janvier 2024

 

Maurice Gourdault-Montagne
Maurice Gourdault-Montagne est diplomate de carrière, et a alterné entre de hautes responsabilités à l’étranger et en administration centrale. Il a ainsi été ambassadeur de France au Japon (1998-2002), au Royaume-Uni (2007-2011), en Allemagne (2011-2014), puis en Chine (2014-2017). A Paris, il fut le directeur adjoint puis le directeur du cabinet d’Alain Juppé, lorsque ce dernier était ministre des Affaires étrangères (1993-1995) puis Premier ministre (1995-1997). Il devint ensuite conseiller diplomatique de Jacques Chirac à l’Elysée (2002-2007), et enfin secrétaire général du Quai d’Orsay (2017-2019). A l’issue de sa carrière diplomatique, il intègre le Boston Consulting Group et rejoindra le Groupe Adit et ESL & Network en tant que Senior Advisor en octobre 2023.