Une Diplomatie réinventée dans un monde en recomposition (2/3)

02.02.2024 - Interviews

Dans le précédent numéro de notre Newsletter du jeudi 25 janvier, Maurice Gourdault-Montagne retrace les évolutions du multilatéralisme, tel qu’il était envisagé dans un monde bipolaire, et qui doit aujourd’hui prendre en compte les réalités d’un monde multipolaire et l’émergence de nouvelles puissances.

 

Que vous inspire, dans ce contexte, un cas comme celui du « multi-alignement » indien ?

> Maurice Gourdault-Montagne — L’Inde de Nehru a été l’inventrice, avec la Yougoslavie de Tito et l’Indonésie de Suharto, du non-alignement. Il s’agissait d’un positionnement entre les blocs, et souvent, se retrouvaient dans cet ensemble des pays qui avaient été colonisés. Aujourd’hui, l’Inde se distingue dans le « Sud global » et a en effet décidé d’une politique du « multi-alignement », théorisée par Subrahmanyam Jaishankar, son habile ministre des Affaires étrangères. Elle a une politique extrêmement agile, qui consiste à aller là où vos intérêts commandent. Ce qui n’est pas exempt de contradictions. L’Inde se trouve, un jour, au Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) en Indo-Pacifique avec les États-Unis, le Japon et l’Australie. Le lendemain, elle assistera à une réunion des BRICS, où ll’antiaméricanisme, notamment sur le dollar, demeure tout de même un fonds de commerce. Elle ira, le surlendemain, à la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), où elle se retrouve avec le Pakistan et la Chine encore, avec lesquels elle est à l’état de quasi-conflit — du moins, avec lesquels existent des contentieux importants —, mais où elle estime qu’il est important d’être, parce que l’Asie centrale est son arrière-cour depuis des siècles. Elle a ainsi la possibilité de donner son opinion sur tous les sujets, d’être partie prenante, de n’être liée par aucune alliance et de garder ce qu’elle appelle sa « fluidité », la « flexibilité » des relations internationales. Cela fonctionne pour le moment et tant qu’il n’y à pas de conflits ouverts — le cas échéant, c’est beaucoup plus difficile. L’Inde n’hésite d’ailleurs pas non plus à envoyer des bateaux manœuvrer avec d’autres, chinois et russes, sous le nez des bateaux japonais, alors qu’elle est pourtant alliée avec le Japon pour contenir la Chine. Concernant le conflit ouvert au Moyen-Orient, l’Inde n’hésite pas à s’afficher aux côtés d’Israël et ne qualifie pas le Hamas de terroriste alors qu’elle est pourtant très sensible au terrorisme.

Il s’agit donc d’un positionnement original. Est-ce reproductible ailleurs ? Beaucoup de petits pays du « Sud global » cherchent à maintenir, d’une part, leurs relations commerciales avec la Chine : 120 États ont la Chine comme premier partenaire commercial, ne veulent ni la perdre ni être touchés par des sanctions, et sont ainsi attirés par les systèmes que Pékin met en place pour éviter les sanctions — notamment le système de chambre de compensation en yuan et une messagerie interbancaire, inspirés du système SWIFT. Il s’agit, d’autre part, de continuer de commercer en dollars pour avoir accès aux États-Unis et aux prêts du Fonds monétaire international (FMI). Le « multi-alignement » est donc poussé à l’extrême par l’Inde, mais est reproduit, très largement, par beaucoup de pays qui ne veulent appartenir à aucun camp, avec les complications que cela peut entraîner en matière de solidarité avec un camp : c’est l’éclatement du monde.

Vous évoquiez le G20 : un tel forum élargi, regroupant États occidentaux et non occidentaux, peut-il permettre de refonder quelque chose qui dépasserait l’occidentalisme ?

> Maurice Gourdault-Montagne — Il est trop tôt pour Le dire. Il est en tout cas certain que l’occidentalisme est dépassé. L’Occident n’est pas la référence de développement. La Chine l’affirme en disant dans son initiative globale de civilisation que modernisation ne veut pas nécessairement dire occidentalisation. D’autant que l’Occident, qui s’est fondé sur des valeurs politiques depuis les Lumières — avec toutefois des variantes en Allemagne et avec l’Enlightenment britannique — qu’il a développées jusqu’en 1848 et nourries ensuite, est fondé sur l’individualisme — un individualisme croissant —, alors que beaucoup de pays du « Sud global » voient la primauté de la notion d’appartenance au groupe par rapport aux droits de l’individu, et donc se situent dans des schémas différents. Dans les droits humains tels que prônés par l’Occident — dont les droits des minorités évidemment —, c’est l’individu — au sein de sa minorité et son affirmation qui sont primordiaux. Dans d’autres pays, c’est le groupe qui prime.

La domination occidentale ne peut plus s’imposer parce que ces pays-là s’affirment, d’une part. D’autre part, la tradition occidentale — et ses quatre cents ans de domination — s’est faite dans la tradition de ce qui a été d’abord une conversion religieuse. Or l’idée de convertir est une idée purement occidentale : les Chinois ne cherchent pas à nous convertir au système chinois, au confucianisme, au taoïsme, les Indiens à l’hindouisme, les Japonais au shintoïsme, etc. Nous avons donc une tradition de conversion, au besoin de conversions forcées : cette époque-là est totalement révolue. Elle ne l’est pas complètement chez les Américains, qui y ajoutent une tradition messianique, c’est-à-dire que si vous ne vous convertissez pas, vous n’êtes pas sauvés.

Le G20, qui est un groupe d’États dénué d’institutions et qui n’a de fonctionnement que celui que lui donnent les présidences successives, est pour le moment une enceinte en plein devenir, mais nécessaire. Les pays occidentaux du G7 parlent ainsi avec d’autres, eux-mêmes organisés, notamment dans les BRICS. Il est indispensable de garder le contact dans un monde qui se fracture.

Les droits humains ne sont-ils finalement qu’un concept occidental ? Peut-on considérer qu’il existe des droits universels ? Si oui, lesquels ?

> Maurice Gourdault-Montagne — Les droits humains universels sont une invention de la France. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 correspond à une époque où l’on pense que la raison nous fait agir, qu’il existe une vérité et que cette vérité s’applique aux droits humains. C’est à la même époque qu’est développé le « discours sur l’universalité de la langue française », supposée prendre la place du latin. C’est une époque du triomphe de la raison — d’ailleurs, pendant la Révolution, il y eut un culte de la déesse de la Raison, et les églises avaient été transformées en temples

Est-ce à dire que les droits humains ne sont liés qu’à cela ? Non, ils correspondent à quelque chose d’extrêmement profond dans la tradition de tous les pays et de toutes les civilisations, sous des formes diverses. Le préambule de la Charte des Nations unies, qui reprend largement le texte de 1789, en est la marque et l’ensemble des pays membres de l’ONU sont censés y adhérer. Un point fondamental est la dignité de l’être humain, qui s’exprime de différentes manières. Et si la liberté est un concept qui, tel que nous le concevons, est très occidental, la résistance à l’oppression au nom de l’exercice de la liberté existe partout. Mais les concepts de liberté sont innombrables — en anglais, deux mots différents sont même à l’œuvre, liberty et freedom. Elle se conçoit dans des systèmes de droit différents : l’Habeas corpus anglo-saxon n’existe pas en France, où nous avons une autre manière de préserver certains droits, de la défense notamment. Il y a, en outre, les droits des groupes, individuels, des minorités, etc. Je pense que le dénominateur commun demeure la dignité de l’être humain : je ne connais pas de civilisation — pour celles que j’ai pu fréquenter — où la personne humaine ne soit pas au centre, avec évidemment, selon les cultures, des expressions différentes.

La question qui se pose ensuite est : devons-nous imposer aux autres les droits humains qui existent chez nous ? Appliquons-nous déjà à nous-mêmes l’exemplarité sur les droits que nous avons développés chez nous, et c’est par l’exemplarité que nous influencerons les autres. De là à juger les autres en permanence comme nous le faisons, je crois qu’il y a une marge qu’il faut éviter.

Comment repenser le multilatéralisme, qui paraît plus que jamais nécessaire pour faire face à des défis globaux au premier titre desquels le changement climatique, et alors que la manière dont la nature fait ainsi effraction dans les grilles de lecture héritées de la géopolitique classique recompose les conceptions de l’espace, du territoire, de la souveraineté, de l’ennemi, de la frontière et de l’État ?

> Maurice Gourdault-Montagne — Vous touchez un sujet qui est, à mon avis, l’un des plus difficiles parce que nous cherchons, dans le cadre du changement climatique, à imposer des règles qu’il est plus facile de nous imposer à nous-mêmes du fait du degré de développement que nous avons atteint. Or nous cherchons à les imposer à d’autres qui n’ont pas ce niveau de développement et qui nous disent, une fois de plus : « vous essayez de nous faire rattraper l’Histoire alors que vous-même vous êtes largement servis, sans vous imposer ces règles-là ».

Il est important, premièrement, de trouver une enceinte pour en parler pour, deuxièmement, appliquer des règles multilatérales, c’est-à-dire au sein desquelles les droits des « forts » et des « faibles » sont les mêmes. Il n’y a pas le droit du plus fort et l’absence de droit des faibles. Il s’agit d’essayer de trouver les règles du jeu qui permettent que les droits des uns et des autres soient respectés. Les juridictions doivent permettre cela et les principes qui sont édictés, sur lesquels on se met d’accord, établissent ces règles.

Dans le domaine climatique, pour le moment, l’on agit que sur le volontarisme, par des décisions nationales que l’on met ensuite bout à bout pour voir comment elles convergent vers des objectifs, définis notamment par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et évalués par différentes instances. Pour le moment, il n’y a pas de coercition exercée en matière de climat par le droit ou par un multilatéralisme qui s’imposerait en droit. Devra-t-on y venir, un jour, compte tenu de la gravité de la situation ? La question est ouverte. Je pense que l’enceinte pour ce faire demeure celle des COP, qui sont une émanation d’une organisation, l’ONU, ayant généré, depuis sa création il y a quatre-vingts ans, un droit et une jurisprudence dont on peut s’inspirer, et qui dispose des institutions à qui pourrait être confié tout cela. Et je pense que l’on y viendra.

Maurice Gourdault-Montagne
Maurice Gourdault-Montagne est diplomate de carrière, et a alterné entre de hautes responsabilités à l’étranger et en administration centrale. Il a ainsi été ambassadeur de France au Japon (1998-2002), au Royaume-Uni (2007-2011), en Allemagne (2011-2014), puis en Chine (2014-2017). A Paris, il fut le directeur adjoint puis le directeur du cabinet d’Alain Juppé, lorsque ce dernier était ministre des Affaires étrangères (1993-1995) puis Premier ministre (1995-1997). Il devint ensuite conseiller diplomatique de Jacques Chirac à l’Elysée (2002-2007), et enfin secrétaire général du Quai d’Orsay (2017-2019). A l’issue de sa carrière diplomatique, il intègre le Boston Consulting Group et rejoindra le Groupe Adit et ESL & Network en tant que Senior Advisor en octobre 2023.