Les évolutions de la situation chinoise et ses conséquences pour les autres pays d’Asie du Sud Est
L’ADIT a reçu à Paris le 16 Juin Paul Robine, Président-fondateur de TR Capital, société d’investissements créée en 2007 à Hong-Kong. TR Capital est le leader pan-asiatique des investissements en private equity dans le compartiment de marché dit du « secondaire ». Regroupant 35 personnes établies dans 5 bureaux en Asie (Hong-Kong, Bombay, Shanghai, Shenzhen et Singapour), TR Capital gère des fonds d’un montant total de 1.5 milliards de dollars américains. TR Capital investit dans 3 secteurs : la technologie, la santé, et les biens de consommation. Paul Robine sera de nouveau de passage à Paris à l’automne et le groupe ADIT proposera à ses clients de participer à une table ronde autour de lui sur les enjeux de la Chine et du Sud-Est asiatique.
1-Une question qui brûle les lèvres : comment voyez-vous l’accroissement de la conflictualité entre les Etats-Unis et la Chine ? Les capitaux américains viennent-ils moins en Chine ou sont-ils moins « souhaités » ?
D’abord, il s’agit d’une confrontation assez classique, entre deux puissances : l’une, les Etats-Unis, numéro 1 mondial qui ne veut pas être dépassé ; l’autre, la Chine, qui aspire au leadership. Cette confrontation est là pour durer.
Trois points de tension ont d’ailleurs été observés depuis le début de l’année. Le premier à l’occasion de l’affaire dite du ballon chinois au-dessus du territoire américain, que les Etats-Unis ont finalement abattu. Le second tient à une information relayée par les médias occidentaux, selon laquelle la Chine vendrait des drones à la Russie. Le troisième est lié aux commentaires de l’ambassadeur américain en Chine, Nicholas Burns, qui a déclaré que les Etats-Unis étaient et demeureraient la puissance dominante en Asie et que la Chine devrait vivre avec. A court terme, avec les élections aux Etats-Unis, la rhétorique antichinoise augmentera certainement dans les mois qui viennent.
Au-delà de ces points de tensions, la réalité constatée sur le terrain est bien différente de celle relatée par les médias. Quelques chiffres l’attestent : en 2020, avant le COVID, le montant des exportations chinoises vers les Etats-Unis était de USD 30 milliards par mois, il est aujourd’hui de 50 milliards par mois. De plus, Apple, en 2022, a vendu 2 fois plus d’Iphone en Chine qu’aux Etats-Unis. Enfin, General Motors a vendu en 2022 2,5 fois plus de véhicules en Chine qu’aux Etats-Unis/Canada et Mexique cumulés.
C’est dire que s’il faut parler de deglobalization, il ne faut pas se méprendre. Cette deglobalization existe en termes de flux financiers, mais pas en termes industriels.
Les chefs d’entreprises américains l’ont mieux compris que les hommes politiques : depuis le début de l’année, Tim Cooke (Apple) s’est rendu en Chine, Elon Musk y était pour Tesla début juin, tout comme Jamie Dimon, patron de la plus grosse banque américaine. Le message est clair : « la Chine reste une priorité et nous, les groupes industriels, nous continuons d’y investir ».
En revanche, le contraste est saisissant au niveau des flux financiers. Les grands acteurs américains et européens peinent à lever de l’argent auprès des fonds de pension américains pour investir en Chine (Carlyle, KKR, PAG, TPG etc.). La nature, et le monde financier en particulier, ayant horreur du vide, on observe que beaucoup d’investisseurs de l’ASEAN et du Golfe persique (ADIA, Mubadala…) augmentent leurs positions en Chine, comblant ainsi l’espace laissé par les investisseurs américains.
2-Vous qui investissez dans toute l’Asie du Sud Est : quelles sont les conséquences des évolutions de la situation chinoise (croissance potentielle moins élevée car pays développé/ tensions avec les Etats-Unis etc.) sur les autres pays ? On parle souvent de stratégie China+1. Qu’en est-il du Vietnam ? Qu’en est-il de l’Inde ?
L’inde est sans doute l’un des gagnants du conflit Etats-Unis/Chine. Nous y investissons depuis 2008 et nous nous y développons. Outre notre équipe de 7 personnes basées depuis 8 ans à Bombay, nous ouvrirons le mois prochain un nouveau bureau à Delhi.
L’un de nos grands thèmes d’investissement est la digitalisation de l’économie, domaine dans lequel il est plus qu’intéressant de considérer l’Inde. Il y a en effet plus de 600 millions de Smartphone en Inde avec une population qui s’enrichit chaque année et qui achète des biens de consommation via mobile. L’Inde possède des entreprises très novatrices dans le numérique, comme Flipkart (« l’Amazon » indien) ou Lenskart qui vend des lunettes et verres de contact à plus d’un milliard d’Indiens (nous avons investi dans les 2 sociétés).
Plus largement, si l’on adopte une focale macroéconomique, les chiffres sont clairs. Alors que la Chine a fait, en termes de développement, un très grand saut quantique en 20 ans, ce n’est pas le cas de l’Inde. Le PIB par habitant de l’Inde est le quart de celui de la Chine. Cela ne signifie pas que la progression sera linéaire, ni qu’elle est inéluctable. Cela signifie que les marges de progression de l’Inde sont phénoménales.
Le Vietnam est à l’évidence un pays en pleine accélération économique. Sa croissance moyenne depuis 10 ans tangente les 10% par an. Sa population (100 millions d’habitants) est jeune, dynamique, formée, déjà très digitalisée. C’est aussi un pays qui avait bénéficié d’effets de report depuis la Chine bien avant le Covid, et qui devrait pleinement bénéficier de la tension sino-américaine.
Singapour, enfin, a les atouts que l’on connaît, et qui ne se démentent pas : une grande stabilité politique et un fort dynamisme économique. Nous y croyons beaucoup et c’est la raison pour laquelle nous y avons ouvert un bureau en 2022.
3-La Chine a connu une phase de développement assez unique dans l’histoire depuis 20 ans. Comme entrepreneur, comme financeur d’entrepreneurs, voyez-vous les raisons qui sont à l’origine de cette expansion ? Parmi elles : l’esprit d’entreprise, le développement de l’innovation, la volonté de la population chinoise de s’enrichir ?
Vous avez raison de souligner l’ampleur du développement chinois depuis 20 ans, que personne ou presque n’avait anticipé. Ce sont 600 millions de personnes qui sont sorties officiellement du seuil de pauvreté. Voit-on les facteurs de succès de la Chine se tarir ? Si l’on met de côté les relations internationales et si l’on se concentre sur ce qui se passe en Chine, la réponse est non ! Cela étant dit, il faut, plus qu’auparavant, être vigilant à la manière et où l’on investit.
La Chine continue de promouvoir l’esprit d’entreprise. Elle veut des entrepreneurs. Elle veut également un tissu de PME innovantes. Sur ce dernier point d’ailleurs, il est intéressant, et nécessaire, de s’arrêter sur l’action que les pouvoirs publics chinois ont menée contre les géants de la technologie. Cette action, si l’on songe à Alibaba, cas très médiatisé, a été très critiquée en Occident. De même que l’action très puissante menée contre les sociétés d’éducation online. Pourtant, si tout n’est évidemment pas parfait, il y a quelques paradoxes en Europe et aux Etats-Unis à s’attaquer aux GAFAM en utilisant le droit de la concurrence, et en même temps à faire grief aux autorités chinoises de faire finalement la même chose.
Et pour ce qui concerne l’éducation en ligne, il est clair que la Chine ne souhaite pas que le système éducatif tombe dans certains travers de marchandisation dont l’on voit par ailleurs beaucoup les excès aux Etats-Unis. Si tout est question de mesure, peut-être ne faut-il pas lui donner entièrement tort.
4- Où en est l’économie chinoise aujourd’hui ? L’innovation, clé du développement, reste-t-elle soutenue ?
L’économie chinoise présente un caractère contrasté.
Au plan macroéconomique, la reprise que l’on attendait pour le premier semestre 2023 tarde à se manifester. Le ralentissement de l’économie est réel, la consommation – hormis le luxe au premier trimestre 2023 – est molle, le chômage des jeunes atteint un niveau record (20%). Il faut ajouter à cela un marché immobilier au ralenti et un vieillissement de la population qui demeure bien réel.
Si l’on reste sur le plan macroéconomique, il faudrait aussi savoir comparer la Chine aux autres grandes zones. La zone euro, avec près de 100% de dette publique rapportée au PIB, et les Etats-Unis avec 125% de dette publique rapportée au PIB, ont moins de marge de manœuvre que la Chine dont la dette n’est « que » de 47% du PIB. Sur le plan monétaire, l’affirmation du renminbi est à venir. C’est dire qu’en termes de policy mix, la Chine dispose de réelles marges.
Surtout, sur le plan microéconomique, l’innovation, qui est la clé du développement, reste forte. Shenzhen, où nous sommes présents, est sans doute l’un, si ce n’est le lieu le plus innovant de la planète aujourd’hui, dépassant la Silicon Valley californienne. Des universités chinoises sortent tous les ans 4,5 millions d’ingénieurs : c’est près de 10 fois plus qu’aux Etats-Unis. Si l’on prend des secteurs comme la santé (oncologie), l’industrie (automobile électrique, conduite sans conducteur), ou l’intelligence artificielle, la Chine est à la pointe de l’innovation et va le rester. Elle en a tous les moyens.