L’impact des sanctions internationales sur les entreprises françaises

08.04.2022 - Interviews

Senior Vice-Président de l’ADIT depuis 2016, il est notamment en charge du pôle « Ethique des affaires » et aide ses clients à sécuriser leur activité et leur développement à l’international.

Question : Si la guerre est effectivement amenée à durer comme les observateurs s’accordent à le dire, quels seraient les secteurs qui seront, directement ou indirectement, les plus impactés et les entreprises françaises qui vont le plus souffrir de ce conflit ?

Mi-mars, la cheffe économiste du Trésor français rappelait que, dans le contexte de la guerre en Ukraine, le prix du pétrole « est actuellement environ deux fois supérieur à la moyenne historique. A cela s’ajoutent l’envolée des prix du gaz et ceux des matières premières ». Il faut rappeler que le mix énergétique primaire de l’Hexagone dépend certes du nucléaire (40%), mais aussi du pétrole (28%), du gaz naturel (16%) et des énergies renouvelables (14%).

En dehors de l’énergie, les canaux de transmission du choc à l’économie française sont les suivants : le canal commercial avec la chute brutale des échanges, mais qui doit être relativisé puisque Russie et Ukraine représentaient 1,5% de nos échanges ; le canal financier avec la chute du prix de actions, la volatilité financière et l’aversion au risque, le tout dans un contexte d’inflation ; le canal de la dette et des taux d’intérêt qui reposent sur la politique des banques centrales ; le canal de confiance avec l’impact politique et géopolitique de la guerre ; et enfin, le canal cyber que les spécialistes prennent en compte sérieusement, aussi sur le plan macroéconomique.

Dans ce contexte, on comprend aisément que l’impact soit concentré prioritairement sur l’industrie, secteur qui concentre tous les défis. Le secteur industriel est touché, soit directement (quand les sociétés sont présentes en Ukraine ou en Russie et qu’elles doivent gérer des arrêts de production ou des interruptions de services), soit indirectement en raison de l’envolée du prix des matières premières et du prix de l’énergie qui entraînent une modification de la valeur ajoutée dans le cycle de production. Au sein de l’Industrie, c’est sans doute l’industrie automobile qui va subir le plus durement l’impact de cette nouvelle crise. Viennent ensuite l’industrie métallurgique, l’industrie du papier et du carton, l’industrie chimique ou encore l’industrie alimentaire. N’oublions pas l’industrie financière qui a d’une certaine manière été la première impactée par le gel des avoirs.

Mais il faut bien avoir en tête qu’aujourd’hui, après plus d’un mois de conflit, tous les secteurs sont touchés par le conflit : toutes les entreprises, grandes ou petites, connaissent des pénuries importantes liées à la perturbation des approvisionnements et des financements ; tous les acteurs économiques intègrent un facteur d’incertitude supplémentaire après deux ans de crise sanitaire, ce qui rend plus complexe les équations économiques et les exercices de « business plan » ; toutes les personnes physiques ou morales enfin sont soumises aux sanctions pénales de l’article 459-1 bis et ter du code des douanes, délit qui s’applique en cas de non-respect des sanctions européennes, sans même parler bien sûr de la portée extraterritoriale des sanctions américaines et britanniques.

Si le scénario de l’enlisement semble aujourd’hui privilégié, cela suppose que tous les acteurs économiques doivent intégrer cette crise géopolitique et géoéconomique dans leurs anticipations et leurs projets.

Quels sont justement les conseils à diffuser auprès des entreprises françaises et européennes face à cette exigence accrue de conformité au regard des sanctions internationales ?

Dans ce contexte mouvant et incertain, lié à l’évolution quasi quotidienne du régime des sanctions au gré des négociations diplomatiques et des éléments de pression qui sont tentés contre la Russie, il est impératif de rappeler quelques grands réflexes à tout échange commercial impliquant directement ou indirectement la Russie (et la Biélorussie) : identifier la ou les règlementation(s) applicable(s) et le régime de sanctions concerné ; vérifier qu’aucune personne (physique/morale) impliquée dans la transaction n’est inscrite sur une liste « noire » européenne ou américaine (cette dernière s’appliquant de façon extensive, il faut systématiquement se poser la question) ; vérifier si l’opération (biens, technologies, services connexes) rentre dans le périmètre des mesures restrictives adoptées par l’Union européenne (UE) ou les Etats-Unis (si la règlementation US s’applique) à l’encontre de la Russie ou de la Biélorussie ; valider le schéma financier et notamment l’origine et la destination des flux qui sont particulièrement contrôlés par les banques et les organismes financiers ; identifier par le biais d’une due diligence appropriée la structure actionnariale et les éléments de contrôle effectif de la société cible dans la transaction, afin d’être totalement certain de ne pas être en lien avec une structure possédée ou contrôlée par une personne sous sanction, même de façon très indirecte.

Quel impact auront les contre-sanctions russes sur les entreprises françaises ou les entreprises russes implantées en France ?

Les sanctions décidées par les Occidentaux contre la Russie sont massives et impactent déjà l’économie russe. Mais, Moscou a promis une réplique « sévère ».

Parmi les hypothèses brandies par le pouvoir russe, la nationalisation des actifs français et étrangers présents en Russie, le gel du remboursement de sa banque ou encore la saisie des avions étrangers présents sur le sol russe. En fait, juridiquement et concrètement, cela peut prendre trois formes : premièrement, des mesures de restriction d’importations, comme cela avait déjà été le cas en 2014 pour l’annexion de la Crimée ; deuxièmement, le gel des avoirs de sociétés françaises qui sont présentes en Russie et notamment les plus emblématiques d’entre elles ; troisièmement, l’interdiction de sortie des capitaux étrangers est une contre-mesure russe qui peut être très efficace.

En Russie, se pose surtout la question des risques pour les personnes et dirigeants sur place qui ferment leurs commerces et activités. Beaucoup de filiales russes d’entreprises françaises reçoivent par exemple des lettres de la part d’autorités régionales russes leur posant des questions très précises avec obligation de répondre dans des délais très courts. On ne peut pas exclure des sanctions juridiques pour eux et leurs salariés qui fermeraient des entreprises.

On constate parallèlement des contournements à grande échelle des sanctions : par exemple, certains produits de luxe français ont été repérés à Moscou depuis quelques jours via des sociétés chinoises qui commercent directement avec la Russie. C’est un risque au regard du régime extraterritorial des sanctions qui est délibérément contourné. C’est en quelque sorte une double peine.

Selon le Wall Street Journal, les autorités russes auraient directement menacé des grands groupes et évoqué la possibilité de saisir les actifs des sociétés étrangères souhaitant se retirer, une information démentie par l’ambassade russe aux Etats-Unis mais qui fait échos aux déclarations de Vladimir Poutine sur les possibles nominations d’administrateurs « externes » à la tête de ces entreprises « pour les transférer à ceux qui veulent les faire fonctionner ». Pensez-vous qu’il est possible que certains groupes français voient leur gouvernance modifiée de force par le gouvernement russe ? La France ne joue-t-elle pas un jeu dangereux avec le maintien de ses activités entre sanctions internationales et menaces du président russe ?

La France est pleinement solidaire des Ukrainiens, ferme envers le pouvoir russe, et mobilisée pour une résolution diplomatique du conflit. Mais, je pense qu’il ne faut rien exclure en termes de rétorsion, et que la guerre économique, c’est aussi la prolongation de la guerre par d’autres moyens. Comme je le disais, on ne peut pas exclure des sanctions juridiques pour les expatriés français qui dirigent des entités en Russie et qui d’ailleurs très souvent ne veulent pas abandonner leurs salariés et leurs clients : il faut donc que les groupes français restent extrêmement vigilants sur ce point, d’autant que nous ne pouvons pas exclure d’autres moyens de pression sur les ressortissants de notre pays. C’est aussi cela le devoir de vigilance des groupes multinationaux, c’est d’être confronté à des dilemmes moraux complexes.

Dans ce contexte extrêmement sensible, nos clients expriment tous des attentes spécifiques et nous demandent si oui ou non ils peuvent poursuivre leurs activités et jusqu’où ils peuvent le faire : ils attendent de nous un support très opérationnel, à la fois en conformité, en sécurité physique, en diplomatie, ou même en défense digitale, car les autorités ukrainiennes et russes se livrent à une intense bataille de communication dont plusieurs grands groupes font les frais avec des dommages collatéraux de réputation totalement injustes et partiaux.

Selon vous, quelles solutions se présentent aux pouvoirs publics pour tenter de répondre aux enjeux de souveraineté énergétique et agroalimentaire qui vont devenir encore plus prégnants avec le contexte actuel ?

Le Premier ministre français a rappelé lors de la présentation du plan de résilience économique et sociale que « nous devions renforcer notre souveraineté en réduisant le plus rapidement possible notre dépendance à un certain nombre de matières premières et de sources d’énergie importées de Russie ». La crise du covid-19 avait mis en évidence le besoin de souveraineté sanitaire et vaccinale ; cette crise géopolitique met en évidence la nécessité de sécuriser et de diversifier les approvisionnements en matières premières ; la crise énergétique mondiale qui se profile va résulter d’un décalage entre une demande de transition énergétique absolument gigantesque et une offre d’énergie qui risque de ne pas pouvoir suivre la demande ; la crise agroalimentaire se profile également avec un risque de retour à la famine dans certaines parties du monde. La prise de conscience sur la reprise en main de secteurs stratégiques existe et elle s’est même renforcée au niveau des Etats membres de l’Union européenne sous l’effet de cette crise.

Pour aller plus loin face à ces défis, l’Europe continentale a besoin d’une vision de long terme, moderne, lucide et efficace pour que les citoyens puissent reprendre confiance dans leurs Etats et leurs représentants. Plus que jamais, les décideurs publics doivent s’appuyer sur les entreprises et la société civile pour redonner toute sa plénitude à la notion de souveraineté et qu’elle soit en phase avec les évolutions profondes de la société, de la mondialisation et des rapports de force géopolitiques.

Ce qui est vrai pour un Etat est aussi vrai pour une entreprise. Car finalement, qui dit souveraineté, dit stratégie de long terme ; qui dit stratégie dit prospective opérationnelle ; qui dit prospective, dit maitrise objective de l’information pour anticiper les crises de demain et orienter les scénarios d’après-demain.

Emmanuel Pitron
Senior vice-président de l’ADIT depuis 2016, Emmanuel Pitron est notamment en charge du pôle « Ethique des affaires » et aide ses clients à sécuriser leur activité et leur développement à l’international. Après avoir passé sept ans au service de l’Etat (ministère des Affaires étrangères, corps préfectoral, ministère de l’Intérieur et Inspection générale des finances), il a rejoint le Groupe RATP où il a successivement occupé les postes de directeur de cabinet du PDG puis de Secrétaire Général du groupe. Avant d’intégrer l’ADIT, il était viceprésident de la stratégie et du développement du Groupe CMA-CGM. Il est diplômé de l’IEP de Paris, ancien élève de l’ENA et titulaire d’un executive program de l’INSEAD.