Les investissements très politiques des pays du Golfe en Irak

08.09.2023 - Éditorial

L’annonce a d’abord surpris dans un pays sortant de quatre décennies de conflits meurtriers. Un mégaprojet immobilier à un milliard de dollars, comprenant cafés, restaurants, mais aussi 4.000 appartements et 2.500 villas, va être construit par l’Arabie Saoudite à proximité de l’aéroport de Bagdad. Le fonds souverain du royaume (PIF) a également créé en mai une unité dotée de 3 milliards de dollars pour investir dans plusieurs secteurs irakiens – les mines, les infrastructures, la finance, l’immobilier et l’agriculture – dans le cadre d’un plan de 24 milliards de dollars destiné à six pays de la région. Dans la foulée, la compagnie pétrolière ARAMCO s’est vu confier le développement d’un immense gisement de gaz dans la province d’ Anbar.

Depuis quelques mois, et particulièrement ces dernières semaines, les déclarations et les promesses d’investissements en provenance du Golfe pleuvent en Irak. Le Qatar a dévoilé, mi-juin, un plan d’investissement de 5 milliards de dollars, en plus des 9,5 milliards de dollars d’accords que des entreprises privées qataries ont précédemment signés dans plusieurs secteurs, comprenant la construction de deux centrales électriques dans un pays miné par les coupures. Un peu plus tôt dans l’année, les Emirats ont promis de débloquer 500 millions de dollars pour lancer la seconde phase d’un projet hydraulique à Sinjar, ville martyre de l’Etat islamique. Et, dernière annonce en date le 2 juillet, Riyad et Abou Dhabi se sont engagés à verser 6 milliards de dollars (3 milliards chacun) pour renforcer le commerce international avec l’Irak, en soutenant les infrastructures dans le pays et en créant des comités d’affaires conjoints.

Avec cette multitude de projets, une nouvelle page semble se tourner dans les relations irako-golfiques. Riyad et Abou Dhabi entretenaient avec Bagdad des relations tendues depuis la première guerre du Golfe et l’invasion du Koweït par Saddam Hussein. Ces tensions se sont accentuées après que la guerre en Irak menée par les Etats-Unis en 2003 a modifié le système politique dominé par le parti Baas au profit de la majorité chiite, l’Arabie et les Emirats étant accusés de soutenir les oppositions sunnites. Les liens se sont davantage crispés ces dernières années quand l’Iran a consolidé son influence politique et la place des milices qui lui sont affiliées dans le pays. Un rapprochement s’était toutefois manifesté lors des mandats des Premiers ministres Haîdar el-Abadi et son successeur Moustafa el-Kazimi, plus proches des Etats-Unis. Mais l’arrivée au pouvoir de Mohammad Chia el-Soudani, nommé en octobre 2022 par les partis pro-iraniens dominant le Parlement, a réintroduit de l’incertitude.

Alors que la priorité est donnée à la stabilisation du Moyen Orient, dans le sillage de l’accord de détente irano-saoudien conclu le 10 mars à Pékin, les pays du Golfe semblent désormais tendre vers l’apaisement. Pour certains, l’Irak – compte tenu de son importance géostratégique – a le potentiel de semer le chaos dans toute la région s’il n’est pas renfloué et soutenu. Le message que le Golfe veut faire passer à l’Iran serait donc le suivant : nous donnerons à vos alliés irakiens l’argent dont ils ont besoin et, en échange, vous atténuerez les antagonismes dans la région. Il reste naturellement à savoir si cette stratégie sera efficace…

Car l’objectif des Saoudiens et des Emiratis est avant tout politique. D’abord, leur engagement de verser 6 milliards de dollars dans une même initiative revêt une dimension d’unité régionale, ce qui les renforce face à leurs concurrents et rivaux. L’annonce est intervenue plus de deux semaines après celle du Qatar d’investir 5 milliards de dollars, Doha visant ainsi à ne pas être exclu des dynamiques régionales après avoir été placé sous blocus par ses voisins pendant plus de trois ans (2017-2021). Et malgré la compétition accrue entre Riyad et Abou Dhabi, l’Arabie et les Emirats sont toujours proches et collaborent étroitement sur les affaires régionales, même si des désaccords existent. Les deux pays partagent en tout cas le même objectif de contrer l’influence de l’Iran en Irak.

Les Etats du Conseil de Coopération du Golfe considèrent en réalité l’investissement économique comme l’un des outils les plus efficaces pour éloigner l’Irak de l’influence de l’Iran. En visant des secteurs comme l’immobilier, l’énergie, le transport, le commerce et les banques dans un pays qui compte 42 millions d’habitants – soit l’un des plus larges marchés régionaux – les pétromonarchies du Golfe espèrent bien aussi obtenir des retours sur investissement. Les secteurs ciblés devraient apporter des rendements plus rapides, à l’heure où le profil de risque du pays change, car celui-ci a absolument besoin d’électricité, de routes… toute son infrastructure étant endommagée par des décennies de conflits. Les fonds du Golfe doivent entre autres soutenir la construction d’infrastructures routières et ferroviaires qui traverseraient le territoire irakien sur 1.200 kilomètres. Avec ce projet à 17 milliards de dollars, baptisé « Route du développement », l’Irak espère se transformer en plaque tournante du transport de marchandises du Moyen Orient vers l’Europe de par sa position centrale dans la région.

In fine, si Riyad et Abou Dhabi visent à contrebalancer l’influence iranienne, ils tiennent tout autant à éviter la confrontation avec Téhéran. L’Arabie et les Emirats pensent – pour certains naïvement – que Bachar el-Assad, les Houthis et les autres alliés de l’Iran peuvent être achetés. Et donc qu’à court terme, leurs milliards peuvent être une arme plus efficace que leurs missiles.

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.