Enlisement, enlisement, vous avez dit enlisement ? (2/2)

10.06.2021 - Éditorial

Dans la newsletter d’ESL Antidox du 3 juin, étaient évoqués les principaux facteurs qui participaient à cette perception d’enlisement et la question était posée de savoir si des démocraties “ émotives et versatiles ” étaient encore capables de la persévérance, de la patience et de la constance nécessaires pour laisser le temps à une stratégie globale de produire ses effets. Évidemment, s’interroger n’est pas suffisant et le rôle de commentateur est toujours confortable mais finalement assez stérile.

C’est pourquoi cette deuxième tribune se hasarde à décrire quelques pistes de réflexion à explorer pour atténuer les effets de ce phénomène : enthousiasme / impatience / lassitude / rejet. Dans l’enthousiasme et le plus souvent l’urgence de l’engagement militaire sur un théâtre d’opération, nous avons souvent tendance à faire “ notre ” guerre – alors que nous intervenons quasiment toujours au profit d’un pays qui nous l’a demandé – et de la faire tout seul. Ce qui est probablement nécessaire pour des raisons d’efficacité opérationnelle en tout début d’engagement doit rapidement laisser la place à une action beaucoup plus conjointe.

Dans le cas contraire, l’enlisement paraît d’autant plus inévitable que nous apparaissons comme une “ armée d’occupation ” aux yeux des populations plutôt que comme un allié qui vient en soutien d’un pays en difficulté. Faire la guerre pour laquelle nos alliés nous ont appelés à l’aide et la faire avec eux pour ne pas dire en soutien d’eux me paraît être une piste à mieux explorer. Le pragmatisme dans les objectifs proposés à la décision doit aussi prévaloir pendant les phases de planification pré-opérationnelle de l’opération. Souvent les effets finaux recherchés, l’EFR selon l’expression consacrée dans le vocabulaire militaire, soit sont très court-termistes, soit très idéalisés, cherchant à atteindre une situation qui oscille entre le Gondwana, le paradis perdu du continent originel, et l’abbaye de Thélème de Rabelais… Planificateurs comme décideurs doivent faire un mutuel effort de lucidité, de transparence et d’écoute réciproque sur la réalité de l’effet qu’une intervention militaire aura à court, moyen et long terme sur une crise donnée.

Mais cette phase de confrontation entre l’ambition et la réalité de l’effet de levier que nous pourrons avoir sur une crise s’accommode assez mal de l’urgence dans laquelle sont préparées et déclenchées la plupart des interventions militaires. Or, le début de l’engagement de la force armée dans les crises auxquelles nous sommes actuellement confrontés est à la fois le moment le plus “ facile ” militairement mais également le plus engageant stratégiquement car il conditionne les esprits pour longtemps et crée d’importants biais cognitifs. Aussi devons-nous veiller tout particulièrement à avoir accumulé une connaissance suffisante du tissu social, ethnique, historique des populations au sein desquelles nous allons évoluer. Et si nous n’en disposons pas en interne des administrations, aller la chercher là où elle existe : chez les universitaires, les think tank, les ONG.

Nous devons également bâtir un plan de campagne jalonné par des objectifs pertinents et mesurables qui permettent de réorienter sans tarder la stratégie générale si les résultats ne sont pas au rendez-vous ou au contraire sont atteints avant l’heure. Par ailleurs, s’il est aisé de s’engager y compris militairement dans la résolution d’une crise, il l’est beaucoup moins d’en sortir, surtout si nous en sommes le principal acteur. Aussi, est-il particulièrement important dès les travaux de planification d’identifier les moments et les critères qui seront autant de possibilités de “ bretelles de sorties ” militaires du théâtre d’opération. Elles doivent bien sûr prolonger des momentum de succès opérationnel, politique et diplomatique et s’appuyer sur des critères objectifs et partagés de l’évolution de la situation. Pour y parvenir, il est nécessaire d’associer ab initio tous ceux qui ont un rôle à jouer dans la résolution de la crise : MINAEE, MINEFI, MININT, etc… Le 3D (diplomatie, défense, développement) du président de la République ne doit pas rester un slogan.

Nous avons déjà trop tardé à passer d’opérations de police internationale conduites exclusivement par les militaires à des stratégies intégrales qui combinent et coordonnent tous les leviers qui peuvent avoir un effet sur la crise. La juste mesure dans l’emploi de la force est également un point déterminant pour éviter ou freiner l’arrivée de cette perception d’enlisement car l’emploi évidemment légal mais non régulé de la force militaire est un accélérateur de la bascule dans l’asymétrie et un frein à une sortie négociée de la crise.

A trois titres : d’abord au titre de “ l’arithmétique de la rébellion ” qui fait que pour un adversaire neutralisé, souvent nous faisons nous lever un père, un cousin, un fils et un frère qui viendront gonfler les rangs de nos ennemis ; ensuite parce que, plus le rapport de force est disproportionné et plus vite l’adversaire décidera de basculer dans l’asymétrie pour réduire ce différentiel de puissance ; enfin parce que lorsque l’intervention étrangère crée un rapport de force complètement déséquilibré entre les parties en présence, elle ruine aussi les possibilités d’une solution négociée de dialogue tant il est vrai qu’il n’y a négociations que lorsque les deux parties sont dans une situation à peu près équilibrée, dans laquelle elles ont plus à gagner qu’à perdre. Enfin, la capacité à prendre des risques, des risques de toute nature est également une direction à examiner : des risques militaires bien sûr mais – ils sont souvent pris – mais aussi des risques dans le domaine diplomatique, dans le domaine économique et dans celui du développement.

Souvent nous barguignons notre soutien, l’échelonnons, le conditionnons et au bilan il ne crée pas ou rarement les chocs susceptibles d’inverser la tendance, faute d’avoir atteint d’un coup d’un seul une masse critique : l’aide comptée à la force conjointe du G5 Sahel comme l’aide au développement en sont des exemples à méditer. Réalisme des objectifs, stratégie intégrale, lisibilité du plan de campagne sont autant de pistes qui peuvent non seulement accélérer la résolution de la crise mais aussi ralentir et empêcher cette perception d’enlisement qui touche tous les pays qui s’engagent fortement dans la résolution de crises internationales… mais bien sûr qui touche les seuls pays qui ont le courage de le faire

Didier Castres
Le général d’armée (2S) Didier CASTRES est un ancien élève de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr (promotion Montcalm 1980 – 1982). Après un début de carrière classique pendant lequel il alterne affectations en France, à l’Étranger et en opérations extérieures, il rejoint l’Élysée en 2005. Dès lors et pendant plus d’une dizaine d’années, il est impliqué dans la gestion des crises internationales dans leur dimension militaire : à l’Élysée avec les présidents Chirac et Sarkozy puis comme chef du centre de planification et de commandement des opérations (CPCO) à l’état-major des armées et enfin comme sous-chef d’état-major chargé des opérations au ministère de la défense. Après avoir quitté l’institution militaire, il crée en 2020 un cabinet de conseil (DC TARHA CONSEIL) dans le domaine de la défense et de sécurité nationale dont les services sont essentiellement destinés aux États africains. En 2020, il rejoint le cabinet ESL & Network en tant qu’associé senior.