Affaire Scott Morton : la Commission européenne a-t-elle perdu l’esprit ?

21.07.2023 - Éditorial

La Commission européenne a confirmé le 14 juillet que Fiona Scott Morton, ex-lobbyiste américaine, serait nommée chef économiste de la Direction générale de la concurrence. L’équipe du chef économiste a été créée au début des années 2000 après que le juge européen a cassé trois décisions de Mario Monti dans le domaine des fusions. Elle donne un avis économique sur les affaires les plus sensibles et est donc au cœur du système décisionnel.

Cette nomination a suscité une forte opposition. Fait rarissime, quatre groupes dirigeants du Parlement – qui n’a pas de compétence en matière de concurrence – se sont élevés contre cette nomination. La France a demandé que la Commission renonce. Comme souvent en matière de concurrence, Paris a perdu ce combat. Pourtant, comme rarement, les Autorités françaises ont eu pleinement raison.

Il ne s’agit pas des compétences de Mme Scott Morton. La question est : faut-il donner à une Américaine un poste clé au sein de la plus puissante DG de la Commission ? Confierait-on à un Allemand ou à un Français la direction du fisc américain ? Beaucoup ont insisté sur la contradiction qu’il y a à mettre au cœur du système européen une personne qui a conseillé plusieurs des grandes entreprises américaines du numérique, que l’UE, à tort ou à raison, combat. L’essentiel est ailleurs.

D’abord, cette nomination fragilisera la DG concurrence, déjà malmenée par l’offensive engagée depuis quelques mois pour démanteler le contrôle des aides d’État. Ici, l’attaque est plus sournoise. Elle touche à l’un des profonds malentendus qui entourent la nature même de la DG Concurrence, que l’on croit à Paris être un organe administratif, dont on attend qu’il fasse de la politique. Il s’agit plutôt d’une juridiction de premier ressort, dont la charge de la preuve et le respect du droit sont les piliers. Or, il est un adage essentiel depuis l’arrêt britannique The King vs Sussex Justice de 1923, repris au titre du procès équitable qui figure à l’article 6 de la CEDH – et qui donc s’applique au droit de l’UE – selon lequel la justice ne doit pas seulement être impartiale en fait : elle doit aussi l’être en apparence. Dit plus simplement : les décisions qui feront intervenir le service placé sous l’autorité de Mme Morton – les plus sensibles – seront frappées de suspicion et juridiquement fragilisées.

Ensuite, alors que l’Europe commence à percevoir la dureté des oppositions économiques auxquelles elle fait face, est-il raisonnable de placer au cœur de la DG concurrence une non-européenne ? L’Europe n’a-t-elle pas assez de talents ? Il y a pire. Ceux qui ont procédé à cette nomination feignent de ne pas connaître cette réalité essentielle : la DG concurrence, grâce à ses moyens d’investigation puissants, est un lieu qui concentre une quantité peut être unique en Europe d’intelligence économique. Veut-on vraiment prendre le risque que les secrets d’affaires européens soient connus d’alliés géostratégiques qui n’en demeurent pas moins souvent des concurrents économiques ?

Enfin, et c’est sans doute le plus grave : une telle nomination alimente le soupçon toujours présent d’une Europe sous tutelle américaine. Car la coïncidence est plus que fâcheuse. Les deux personnalités principalement responsables de cette nomination sont Mme Von der Leyen et Mme Vestager. Or, la première a fait campagne pour devenir Secrétaire générale de l’Otan, et est candidate à sa succession. Elle a, en matière commerciale, publiquement et avec zèle, affirmé le complet alignement de l’UE sur les Etats-Unis dans leur lutte contre la Chine. L’autre, Mme Vestager, est candidate à la Présidence de la BEI. Dans les deux cas, il est un secret de Polichinelle que l’appui de Washington sera clé.

Derrière l’apparente banalité d’une nomination, l’enjeu est important. La concurrence, l’une des rares compétences fédérales dont dispose l’UE et, il faut le dire, l’un de ses succès, mérite mieux. De même que la DG concurrence, dont le professionnalisme et la capacité à trouver un chemin de crête entre les écueils politiques sont un atout à protéger au bénéfice des européens.

Article publié dans l’Express le 17 juillet 2023

Bruno Alomar
Bruno ALOMAR est diplômé de l’IEP de Paris, d’HEC et de l’Ecole de Guerre. Ancien élève de l’ENA, il est également titulaire d’un LLM de l’Université Libre de Bruxelles. Cet économiste français a travaillé au ministère des Finances et à la Commission européenne (en tant que haut fonctionnaire à la DG COMP, Direction générale de la concurrence) et a enseigné les questions européennes à Sciences Po Paris et à l'IHEDN. Auteur de La réforme ou l’insignifiance : dix ans pour sauver l’Union européenne (Ed. Ecole de Guerre – 2018), Bruno ALOMAR commente régulièrement l’actualité, et notamment les questions européennes, à travers des chroniques publiées dans divers médias français. Depuis 2020, il est également PDG de New Horizon Partners, une société spécialisée dans le conseil en relations publiques et communication.