Henry Kissinger raconte qu’il reçut un jour un message de Zhou Enlai demandant à le rencontrer urgemment. Son agenda était particulièrement chargé et il dut faire un gros effort pour que cette rencontre eût lieu lors d’un voyage qu’il devait effectuer en Asie. L’entretien lui laissa un sentiment d’étonnement : les questions abordées ne justifiaient pas un pareil bouleversement d’agenda. Ce n’est qu’après qu’il en comprit le sens : la Chine et l’Union soviétique étaient alors en crise grave et la Chine était convaincue que l’URSS allait l’attaquer de façon préventive. Lors de la rencontre avec Kissinger, le sujet ne fut pas abordé mais le fait que cette rencontre eut lieu, que les Soviétiques en eurent connaissance sans en savoir la teneur, les dissuada de lancer l’attaque contre la Chine, dans l’incertitude où ils étaient d’un éventuel accord secret entre la Chine et les Etats-Unis en cas de conflit sino-soviétique. Pour les Chinois constatant l’extension continue de l’OTAN dans l’ex-bloc de l’Est après la chute de l’Union soviétique, inquiets eux-mêmes des manœuvres d’encerclement (QUAD, AUKUS…) de leur pays par les Etats-Unis, une réaction de la Russie était compréhensible et la déclaration de Biden d’une non-intervention des Etats-Unis en cas de guerre en Ukraine était quasiment un blanc-seing donné à Poutine. Les Etats-Unis en retirent des avantages substantiels : réaffirmation de leur leadership sur les pays occidentaux parfois tentés de s’en affranchir, vente de leur gaz de schiste, boom de leur industrie d’armement…ils gagnent sur tous les tableaux !
Mais il ne faudrait pas en conclure pour autant que les Chinois approuvent l’intervention russe. En réalité, la Chine a de fortes raisons de s’y opposer, à commencer par le principe absolu de l’intangibilité des frontières. Il faut en comprendre la portée, bien plus importante pour la Chine que pour d’autres pays. C’est en effet ce principe qui garantit l’unité de la Chine sur le plan international avec notamment le Tibet et le Xinjiang, peuplés majoritairement d’ethnies religieusement, culturellement, linguistiquement…différentes des Han. Mais internationalement, nul ne remet en question l’appartenance de ces deux régions à la Chine en vertu de l’intangibilité des frontières. C’est aussi ce principe qui pose la base de la réunification de Taiwan : un paragraphe du fameux communiqué de Shanghai concluant la visite de Nixon en Chine en 1972 : il n’y a qu’une seule Chine et Taiwan en fait partie. Rien n’est plus important dans la diplomatie chinoise !
La Chine n’a pas manqué de rappeler ce principe à propos de l’Ukraine et la violation par la Russie de frontières internationalement reconnues est en opposition flagrante avec ce que défend la Chine. Pourquoi a-t-elle donc pris une position apparemment favorable à la Russie ? Est-ce l’amitié indéfectible sino-russe ? On sait bien qu’elle est circonstancielle. Il faut relire l’histoire. Pour beaucoup, le siècle d’humiliation de la Chine s’est achevé en 1997 par la restitution de Hong-Kong, dernier vestige d’une occupation étrangère de territoire chinois par les anciennes puissances coloniales. C’est faux. Tout une partie de la Sibérie, représentant environ 1,5 millions de km², était auparavant territoire chinois avant d’être annexée par l’empire des tsars et le symbole n’en est autre que Vladivostok, anciennement Haishenwai. La Chine a renoncé à réclamer ces territoires, mais on n’efface pas une réalité historique.
Revenons à Kissinger. Celui-ci se réfère à une citation de Bismarck pour dire que dans un jeu à trois, mieux vaut être dans le groupe de deux ! La Chine se trouve confrontée à une vague antichinoise américaine dont on voit bien que c’est un des rares sujets de consensus entre démocrates et républicains, Donald Trump et Joseph Biden, ce qui rend un rapprochement avec les Etats-Unis improbable ! Internationalement, la plus grande hantise chinoise serait une alliance avouée ou tacite entre Etats-Unis et Russie, ce qu’elle a pu craindre lors de la rencontre entre Poutine et Trump à Helsinki en 2018, renversant la quasi-alliance américano-chinoise d’antan. Pour la Chine, cette réalité géopolitique, bien plus que l’idéologie ou une alliance entre dictatures contre les démocraties, fait que malgré ses réticences, tout en proclamant sa neutralité, elle donne l’impression de pencher plutôt pour le camp russe.
Cette position chinoise est-elle profondément ancrée ?
L’Union Européenne souhaiterait la changer, en agitant notamment la menace d’un embargo sur les produits chinois. Ce n’est pas forcément la meilleure méthode. D’une part, la Chine a horreur qu’on fasse pression sur elle. D’autre part, la crédibilité de la menace elle-même laisse à désirer. Les Etats-Unis qui sont en guerre économique avec la Chine depuis quatre ans n’ont réussi qu’à creuser davantage leur déficit commercial, notamment avec la Chine ! Mais surtout, ce n’est peut-être pas nécessaire.
D’abord, il faut constater que si la Chine est proche de la Russie, elle ne manifeste aucune hostilité envers l’Ukraine. Le sentiment dominant serait plutôt que le peuple ukrainien est victime collatérale d’un conflit russo-américain. Ensuite, il faut reconnaître l’écart entre le discours et les faits. Si dans les premiers jours du conflit, l’information officielle chinoise a repris tout le vocabulaire russe (opération militaire spéciale…) dans les faits, la Chine n’a pas beaucoup bougé. Elle n’a pas profité de l’occasion pour augmenter son commerce avec la Russie, contrairement à des pays comme l’Inde, bien moins critiquée que la Chine, qui ont augmenté leurs achats d’énergie à la Russie. L’ironie est que la Chine, supposée alliée de Moscou, lui achète encore aujourd’hui bien moins de pétrole et de gaz que l’Union européenne qui ne parle que d’embargo ! Enfin, un changement subtil est en train d’opérer. Alors qu’au début de la guerre, le journal télévisé de 19h00 ne rapportait que l’information russe, depuis fin avril, il s’est mis à rapporter aussi celle provenant du côté ukrainien. Le vocabulaire a aussi évolué : on ne dit plus « opération militaire spéciale » mais « conflit russo-ukrainien ». Le 30 avril dernier, l’agence Chine Nouvelle a publié un article qui a attiré l’attention. Il s’agissait d’une interview faite par un journaliste de l’agence auprès du ministre ukrainien des Affaires Etrangères, Dmytro Kuleba. Ce dernier indique qu’il espère que la Chine puisse faire pression sur la Russie pour un cessez-le-feu et qu’elle pourrait, au même titre que d’autres membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, se porter garante de la sécurité de l’Ukraine. Dans son interview, il mentionne à trois reprises l’invasion russe, expression reproduite dans le texte chinois. Que l’agence d’information officielle chinoise laisse la parole à un ministre ukrainien est déjà en soit un événement. Qu’elle laisse passer des éléments importants de la phraséologie ukrainienne est encore moins anodin.
Quelles sont les raisons de cette évolution encore mineure de la position de la Chine ? Jusqu’où ira-t-elle ? Il est trop tôt pour le dire, mais il ne faudrait pas non plus en nier l’existence.