Les conséquences de la crise ukrainienne sur les économies africaines (1/2)

22.04.2022 - Regard d'expert

En 2010-2011, le prix du blé figurait parmi les causes principales du vent de révolte dans les pays arabes. Aujourd’hui le prix des matières premières agricoles flambe à nouveau. Pensez-vous que nous sommes à l’aube d’un nouveau printemps arabe ?

Il y a deux aspects qui se posent derrière cette question. Le premier est celui de l’alimentation des populations. A partir du moment où il y a une détresse alimentaire, il y a des troubles à l’ordre public. Le président de la Banque africaine de développement, Akinwumi Adesina, a rappelé la semaine dernière que le risque de « civil unrest » était le risque premier sur le continent du fait de cette hausse des matières agricoles, en particulier céréalières.

Le deuxième point est le fait que dans beaucoup de pays, ces matières agricoles sont subventionnées et représentent donc un coup budgétaire conséquent pour l’État. Or, la situation budgétaire s’est beaucoup détériorée ces cinq dernières années pour afficher une dette sur PIB deux fois plus importante à celle de 2010 (i.e. 80% pour les pays d’Afrique du Nord en 2021 contre 40% en 2010). La question de la soutenabilité de l’endettement des pays se pose en raison du coût budgétaire lié à la mise en place de coussins venant compenser cette hausse des prix. En Tunisie, par exemple, les finances publiques déjà exsangues ne sont guère en capacité d’accorder de nouvelles subventions. Par ailleurs, les prix des matières premières agricoles ont connu une forte hausse et les pays africains importent à 90% leurs blé selon l’International Trade Center.

Tous ces éléments font qu’il y a, en effet, un risque incontestable de voir naître des troubles sociaux qui se transformeraient en troubles politiques.

L’initiative Farm (Food on Agriculture Resilience Mission), présentée par Emmanuel Macron lors du dernier G7, visant à augmenter la production de blé dans certains pays et à mettre en place un système de solidarité internationale, ne ramène-t-elle pas à nouveau l’Afrique dans une situation de dépendance vis-à-vis d’autres nations plus riches ?

Il me semble important de rappeler, en premier lieu, qu’il faut éviter de parler du continent de manière globale, mais parler de situations au cas par cas pour chaque pays. L’état des finances publiques de la Tunisie qu’on évoquait tout à l’heure n’a, par exemple, absolument rien à voir avec l’état des finances publiques du Nigeria, plus saines.

Ensuite, cette question doit être abordée sous l’angle de la souveraineté. La crise ukrainienne, succède à une autre crise majeure, celle du Covid. La succession de ces deux chocs rend obligatoire le retour des souverainetés, qu’elles soient alimentaires, sanitaires ou industrielles. Cela renvoie donc aussi à la nécessité pour les États de s’organiser pour être souverain dans leurs décisions et être en mesure d’absorber ces chocs. Je précise que la souveraineté n’est pas synonyme d’autarcie ou de repli sur soi, ni nécessairement qu’il faille produire tout, tout seul. C’est en fait une multitude de leviers qui consistent à pouvoir exercer librement son pouvoir de décision. Le blé, par exemple, est très majoritairement importé de Russie et d’Ukraine, or la difficulté n’est pas tant qu’ils soient importateurs, mais qu’ils soient quasi-exclusivement importateurs de blé, de la même manière que les Américains et Européens étaient dépendants des importations chinoises de semiconducteurs. Le problème n’est donc pas qu’il y ait un commerce mondial, mais qu’il y ait une chaîne d’importation quasi-exclusive. C’est avant tout une question de diversification des chaînes d’approvisionnement et de capacité de production autonome.

Comment parvient-on à cette diversification ?

Il y a trois volets essentiels pour parvenir à cette diversification.

Le premier est celui de la diversification des sources d’approvisionnement. Il faut sourcer de manière différente les pays importateurs. La France reste un grand exportateur de blé. Ces dernières années, par exemple, l’Algérie s’était peu à peu détournée de la France pour se fournir auprès de l’Ukraine. Aujourd’hui, on peut établir un nouveau partenariat gagnant-gagnant où l’Algérie a intérêt à acheter du blé en France, et la France, ainsi que de manière plus globale l’Europe, ont intérêt à augmenter leurs importations de gaz algérien.

Le deuxième volet consiste à mettre en œuvre des partenariats fondés sur les avantages comparatifs entre pays partenaires (sur une base par exemple sous régionale, juridique ou politique). Tel pays va produire telle matière agricole, tel autre une autre matière critique, de sorte qu’ensemble, ils vont être plus forts. Le but étant de créer des filières organisées plutôt que d’avoir chaque État qui fabrique par exemple son propre vaccin, ce qui n’a aucun sens. Cela suppose une organisation qui n’est pas une organisation institutionnelle, mais intra-gouvernementale et patronale. Elle nécessite aussi du courage et de la volonté politique.

Enfin, le troisième volet est celui de la mise en place d’une production nationale organisée selon un avantage comparatif propre à chaque pays. Là aussi, il faut raisonner en termes de filière basée sur le développement du capital humain et des atouts propres à chaque pays.

La combinaison de ces trois actions sur la durée est plus soutenable que n’importe quelle aide extérieure quand bien même celle-ci est indispensable à court terme pour amortir un choc d’une telle nature. Surtout, les solutions doivent avant tout être africaines et les économies du continent disposent d’atouts majeurs pour réussir cette transition.

Benoît Chervalier
Benoît Chervalier est banquier d’affaires, enseignant à Sciences Po Paris sur le financement des économies africaines et à l’ESSEC sur le financement privé en Afrique. Spécialiste des questions de dettes et de financements sur le continent, il bénéficie d’une large expérience exécutive auprès de grands groupes industriels (Airbus) et bancaires (Rothschild), après avoir mené une première partie de sa carrière pendant une dizaine d’années dans le secteur public, en particulier à la Direction générale du Trésor en France et à la Banque africaine de développement où il dirigea le département chargé des financements concessionnels et le Comité chargé des finances du Groupe de la Banque.