Russie-Ukraine : le réflexe non-aligné de l’Afrique

01.04.2022 - Éditorial

Face à l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie, certains Etats africains retrouvent leurs réflexes tiers-mondistes de non-alignement sur le camp occidental ou sur celui de la Russie, comme au temps de la guerre froide. Décryptage.

Lors du vote le 2 mars 2022 à l’Assemblée générale de l’ONU pour sanctionner la Russie qui venait de lancer ses opérations militaires contre l’Ukraine, 35 pays sur les 193 membres de l’organisation, se sont abstenus. Parmi eux, 17 pays africains, dont le Sénégal qui préside actuellement l’Union Africaine (UA). Un seul état africain a voté contre : l’Erythrée, isolée sur le plan diplomatique et parfois qualifiée de Corée du Nord de l’Afrique… La République du Congo, Madagascar, l’Algérie, le Soudan, l’Afrique du Sud, comme une grande partie de l’Afrique australe, se sont aussi abstenus. De même que le Mali et le Centrafrique qui ont récemment noué des liens de coopération militaire avec le groupe de mercenaires Wagner, considéré comme très proche du Kremlin. D’autres États africains, 12 au total, ont choisi une approche plus subtile en ne se présentant pas pour le vote. C’est le cas par exemple du Maroc, de l’Ethiopie, du Burkina Faso, du Togo, du Cameroun, de la Guinée Bissau et de la Guinée.

Sur 55 Etats que compte l’UA, 28 ont voté pour la résolution demandant « que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine et retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires » d’Ukraine, dont la Côte d’Ivoire, le Tchad, la Tunisie, la République Démocratique du Congo, ou encore l’Egypte, la Somalie et le Kenya.

Un échec pour la diplomatie française

On peut s’étonner qu’un grand nombre de pays francophones, réputés proches de la France et de l’Occident, n’aient pas voulu condamner Moscou. C’est bien sûr un échec de la diplomatie française et une preuve du recul bien déplorable de la France en Afrique en général et dans ses anciennes colonies en particulier. Mais c’est aussi le signe que l’Afrique n’est pas unie sur le plan diplomatique et sur la scène internationale. Cela démontre la grande diversité des logiques d’alliances africaines et la pluralité des intérêts de chacun des Etats.

L’UA pourtant, de même que la CEDEAO (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest), avait dès le 24 février 2022 publié une déclaration réclamant le « respect de l’intégrité et de la souveraineté nationale de l’Ukraine » ainsi que « l’instauration immédiate d’un cessez-le-feu et l’ouverture sans délai de négociations politiques sous l’égide des Nations Unies ». Cette déclaration était signée du président sénégalais Macky Sall, président en exercice de l’organisation continentale, et par le tchadien Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’UA. Par ailleurs, le Sénégal a voté le 4 mars en faveur d’une résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour la création d’une commission d’enquête internationale indépendante à la suite de l’invasion russe en Ukraine.

Pour certains, l’abstention sénégalaise vient justement du mandat à la présidence de l’UA. Macky Sall doit en effet ménager les sensibilités de ses homologues et ne pas hypothéquer une relation privilégiée avec la Russie qui s’est développée depuis quelques années et s’est concrétisée par les sommets Afrique-Russie de Sotchi, dont le dernier s’est tenu en décembre 2021. Pour d’autres, il existe une peur de certains dirigeants africains qui ne souhaitent pas se mettre à dos un dirigeant puissant comme Vladimir Poutine, capable de déstabiliser facilement leur pouvoir. On peut enfin évoquer les liens économiques entre la Russie et l’Afrique dont les échanges commerciaux ont doublé depuis 2015 pour environ 20 milliards de dollars par an, selon les chiffres publiés l’an passé par la Banque africaine d’import-export. La Russie a exporté pour 14 milliards de dollars de biens et services et a importé environ 5 milliards de dollars de produits africains par an avant la guerre en Ukraine. Notons enfin que depuis 2015, la Russie a signé des accords de coopération militaire avec plus de 17 pays africains.

Depuis une vingtaine d’années, les Etats africains ont multiplié le nombre de leurs partenaires économiques mais aussi diplomatiques. La Chine est devenue incontournable sur le continent africain, l’Inde, l’Iran, et la Turquie occupent de plus en plus de place, et le Brésil encourage ses entrepreneurs à y investir dans une logique de développement Sud-Sud. Ces Etats représentent une concurrence importante sur le plan économique, mais aussi on le voit sur le plan diplomatique, pour les partenaires historiques que sont les anciennes puissances coloniales alliées des Etats Unis. Dans ce contexte qui n’est, bien sûr, pas sans rappeler la guerre froide, les dirigeants africains retrouvent le positionnement réflexe de non-alignement de leurs illustres prédécesseurs : Kwamé N’Krumah, Hailé Sélassié, Léopold Sédar Senghor, Ait Ahmed, et Houari Boumédienne entre autres.

« Résurgence de la guerre froide »

Macky Sall a tenté dans sa communication sur le conflit en Ukraine de présenter la possibilité d’une troisième voie entre l’Est et l’Ouest. Il a d’ailleurs appelé début mars le président Poutine pour tenter de lui faire accepter un cessez-le-feu. Sans succès… Mais l’Afrique n’est pas un poids lourd dans ce conflit. D’ailleurs elle a à peine pu faire entendre sa voix quand elle a dénoncé le traitement inadmissible qu’ont subi certains ressortissants africains, discriminés et maltraités aux frontières de l’Ukraine.

Aïssata Tall Sall, ministre sénégalaise des Affaires Etrangères, a expliqué l’abstention du Sénégal dans cette crise[1]. « C’est une position de principe du Sénégal. Quand il y a eu la situation en Crimée, le Sénégal s’était abstenu, le Sénégal a une doctrine et une jurisprudence sur le plan diplomatique. (…) Lorsque la situation a requis que le Sénégal vote contre la Russie au Conseil des droits de l’homme à Genève, et bien le Sénégal l’a fait en toute liberté, en toute indépendance, parce qu’alors il avait considéré que cet exode massif d’Ukrainiens et d’autres ressortissants vivant en Ukraine, était devenu quelque chose d’intolérable, c’est ce que nous appelons notre diplomatie de souveraineté, sans exclusion mais sans exclusive ». La diplomate a ajouté que « le Sénégal est pour la paix, le Sénégal est pour les intérêts africains parce que l’Afrique doit compter dans le concert du monde », estimant qu’on assiste à « une résurgence de la guerre froide. (…) Si le Sénégal et l’Afrique se donnent cette position de pouvoir intervenir en arbitre pour être un acteur de la paix, et bien pourquoi pas ».

Macky Sall lui-même, dans une de ses déclarations sur le sujet, a « réaffirmé l’adhésion du Sénégal aux principes du non-alignement et du règlement pacifique des différends ».

[1] Guerre en Ukraine: Macky Sall salue «la disponibilité de Poutine pour une issue négociée du conflit», RFI, 10/03/2022

Emmanuel Goujon
Gérant de la société de conseils Approche Globale Afrique (AGA) qu’il a créée en 2011, Emmanuel GOUJON travaille depuis plus de 25 ans sur l’Afrique subsaharienne et notamment sur l’Éthiopie. Il a été journaliste et correspondant de guerre pour plusieurs médias, dont l’Agence France-Presse, basé pendant 13 ans en Afrique. Il est aujourd’hui spécialiste de la veille pays, de la prévention/gestion de crise et des relations publiques.