Sénégal : maturité politique et leçon de démocratie

17.05.2024 - Éditorial

Le Sénégal a une fois de plus surpris tout le monde le 25 mars 2024 avec une nouvelle alternance démocratique du pouvoir, alors que les Cassandres prédisaient le chaos depuis des mois. La classe politique sénégalaise et les électeurs ont ainsi démontré qu’on peut changer de régime en Afrique sans recourir aux coups d’Etat militaires.

Les Sénégalais, qui se sont massivement déplacés pour l’élection présidentielle, ont démontré leur grande maturité politique ainsi que leur exceptionnel attachement à la démocratie ces derniers mois à la faveur de la crise qui a entouré ce scrutin. L’exemple de l’accession au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye (BDF) et de son mentor, Ousmane Sonko, a été suivi dans toute l’Afrique francophone, et même au-delà.

Cette élection, et plus encore la victoire de l’opposition, a démontré que la voie de sortie ne se trouvait pas seulement dans les coups d’Etat militaires, tels que ceux qu’on a connus au Mali, au Burkina Faso et au Niger récemment. A ce titre, l’expérience du Sénégal a valeur d’exemple positif. Il est vrai qu’on n’est pas passé loin de la catastrophe, sans doute pour des raisons de basses politiques qui restent encore un peu obscures. Le Sénégal a en effet plongé dans l’une de ses plus graves crises depuis des décennies quand le Président sortant Macky Sall a décrété le 3 février 2024 un report de la présidentielle prévue trois semaines plus tard. Mais les institutions ont fonctionné et les politiques ont respecté le processus qui n’a donc été que légèrement décalé. Dès le lendemain de l’élection, le candidat du parti au pouvoir, l’ex-Premier Ministre Amadou Ba, a reconnu dans la plus pure tradition républicaine, la victoire de son adversaire, lequel était en prison quelques dizaines de jours plus tôt. Auparavant, en poussant la candidature de BDF plutôt qu’au boycott du scrutin, Sonko, alors inéligible, avait aussi fait preuve d’un certain courage politique.

Pragmatisme

Il est encore un peu tôt pour brosser des scénarios d’évolution du pays, puisque le régime se met en place progressivement, envoyant des signaux parfois contradictoires, mais cultivant une image globalement responsable un peu en décalage par rapport à celle de la campagne qui se voulait antisystème. Mais l’arrivée aux responsabilités oblige les nouveaux élus à un certain pragmatisme. Sans surprise, BDF a nommé son mentor Premier Ministre, et Ousmane Sonko s’est empressé de former un gouvernement où de nouveaux visages sont apparus.

Cependant des questions et inquiétudes demeurent, même si la période est pour les Sénégalais plutôt à l’enthousiasme, et pour leurs dirigeants à l’état de grâce. Le nouveau pouvoir s’est rapidement attaqué, conformément à ses promesses de campagne, à un symbole fort : le secteur extractif. Le Président Faye et son Premier Ministre, ont annoncé des révisions des contrats miniers et pétroliers afin que les ressources naturelles bénéficient davantage aux Sénégalais. Le pays doit commencer à produire pétrole et gaz au troisième trimestre 2024, selon les prévisions. Cette nouvelle manne devrait, si elle est bien gérée et non captée par quelques-uns, permettre au Sénégal de financer des réformes importantes de lutte contre la pauvreté, des chantiers d’infrastructures, des investissements dans l’éducation et la santé, ainsi que dans la création d’emplois. Autant de mesures qui assureront une relative stabilité au Sénégal.

Quatre points d’inquiétude

Premier petit point d’inquiétude : deux généraux ont été nommés à la Défense et à l’Intérieur, ce qui n’est pas du tout dans la tradition sénégalaise, les militaires restant habituellement en dehors de la vie politique. Le général de Gendarmerie, Jean-Baptiste Tine, a été nommé ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique. Il avait été démis de ses fonctions, trois mois avant la date de sa retraite officielle, après les évènements violents impliquant le PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) d’Ousmane Sonko de mars 2021, alors qu’il commandait la gendarmerie. Macky Sall l’avait ensuite envoyé comme ambassadeur à Moscou. Nommé ministre des Forces Armées, le général d’Armée aérienne Birame Diop, également né à Thiès en 1961, avait été chef d’Etat-Major particulier de Macky Sall (2017 à 2020)[1] puis chef d’Etat-Major des Armées jusqu’en 2021.

Deuxième point d’inquiétude : comment va évoluer la relation entre Sonko et BDF ? Pour l’instant Premier ministre, et donc fusible par excellence, Ousmane Sonko joue le jeu. Mais les deux hommes, qui ont l’habitude de travailler ensemble – Sonko davantage sur la mobilisation et BDF sur le fond (il a notamment préparé le programme du PASTEF) – sont aussi très différents. Des élections législatives anticipées devraient être organisées prochainement et on verra si les Sénégalais donnent un blanc-seing aux deux hommes, ou si l’ancienne majorité présidentielle devenue opposition reprend du poil de la bête.

Troisième point d’inquiétude : les nouvelles autorités sénégalaises ont annoncé qu’elles souhaitaient lutter contre la corruption mais aussi contre le blanchiment d’argent sale. Or le Sénégal est, selon plusieurs sources[2], une des plaques tournantes en Afrique de l’Ouest du blanchiment, que ce soit celui des militaires (Guinée, Mali notamment), des trafiquants de drogues et autres, et aussi de certains dirigeants de groupes terroristes qui y abritent leur famille et y investissent notamment dans l’immobilier. Jusqu’à présent cette « tolérance » protégeait en partie le pays des agressions terroristes. Mais avec l’aggravation de la situation sécuritaire au Mali et la porosité des frontières, notamment dans l’extrême est du Sénégal, la donne pourrait changer si le gouvernement s’en prend aux ressources de ces groupes illégaux.

Dernier point d’inquiétude : l’élection de BDF au premier tour montre l’engouement de l’électorat pour le changement, et pour le programme défendu par le PASTEF. Mais les aspirations et les espérances sont très élevées et il sera difficile au nouveau gouvernement de satisfaire tous les espoirs mis en lui. Le temps risque de jouer contre lui et la déception est bien l’un des pires dangers pour les dirigeants politiques.

[1] https://www.forcesarmees.gouv.sn/le-ministre

[2] Voir entre autres : https://issafrica.org/fr/iss-today/drogue-immobilier-et-blanchiment-dargent-au-senegal#:~:text=Selon%20l’%C3%89valuation%20nationale%20des,de%20francs%20CFA)%20par%20an.

Emmanuel Goujon
Gérant de la société de conseils Approche Globale Afrique (AGA) qu’il a créée en 2011, Emmanuel GOUJON travaille depuis plus de 25 ans sur l’Afrique subsaharienne et notamment sur l’Éthiopie. Il a été journaliste et correspondant de guerre pour plusieurs médias, dont l’Agence France-Presse, basé pendant 13 ans en Afrique. Il est aujourd’hui spécialiste de la veille pays, de la prévention/gestion de crise et des relations publiques.