Vision allemande de l’Europe : comment persévérer dans l’erreur

17.11.2023 - Éditorial

« Les errements de l’Allemagne ne seraient rien si elle n’était la puissance dominante de l’UE. Or, elle a un agenda et il est désastreux pour l’Europe, pour la France, et même sans doute pour elle »

En 1896 le jeune Paul Valéry, traitant de la naissante et prometteuse Allemagne, écrivait : « dans le succès allemand, je vois, avant tout, celui de la méthode ». Et plus loin : « il reste un merveilleux instrument : l’intelligence disciplinée ». Enthousiasme de jeunesse, dirait-on de la part de Valéry, esprit brillant et bienveillant, éminent représentant de cette république des intellectuels d’avant-Première guerre mondiale ?

Car en fait de méthode, de discipline d’esprit, lorsque l’on veut bien se départir d’une vision romantique de l’Allemagne qui, ces dernières années, a conduit la France et ses élites à tant d’erreurs continuées, ce sont les échecs et les revirements brutaux qui frappent. Prenons la question migratoire. Tout à son hubris – et il faut le dire sans aucun souci de ses partenaires européens – l’Allemagne décidait seule à l’été 2015 d’organiser un gigantesque appel d’air pour les réfugiés syriens au nom de la Willkommenskultur. C’est, on l’oublie souvent, largement cette décision qui a provoqué ce que l’Allemagne voulait éviter plus qu’aucun de ses partenaires européens : le Brexit.

Demi-tour. C’est de cette décision que résulte le succès sans cesse plus grand de l’extrême-droite allemande renaissante (AFD), alors même que l’absence de parti à droite de la CDU-CSU était l’un des piliers de l’Allemagne démocratique d’après Deuxième Guerre mondiale. C’est enfin la question migratoire qui est l’une des plaies les plus vives de l’Union européenne (UE), dépassant désormais ce que l’on a initialement considéré comme un simple clivage entre anciens Etats membres (à l’Ouest) et nouveaux (à l’Est) pour devenir le problème de tous. Dépassée par ce mauvais génie, l’Allemagne est en train d’effectuer un spectaculaire et brutal demi-tour, le Chancelier Scholz ayant déclaré récemment « trop de gens viennent ! ».

Si l’on s’intéresse à la question énergétique, là encore, l’irrationalité et les déconvenues induites par la sortie en catastrophe de l’énergie nucléaire décidée en 2012 – sans plus de concertation avec qui que ce soit d’ailleurs – n’ont fait que navrer les amis de l’Allemagne, blesser et affaiblir l’Europe. Et que dire de la mauvaise saga franco-allemande en matière de défense, où Berlin, tout à une préférence otano-américaine que l’on peut comprendre, mais qu’il est temps d’admettre à Paris, accumule les mauvais coups ? Longue est la liste.

Faut-il en déduire que l’Allemagne avec toutes ses erreurs – elle n’en a pas le monopole, notamment de ce côté-ci du Rhin – aurait égaré ce que Pascal appelait « l’esprit de géométrie » quelque part dans ses forêts profondes si éloignées de nos jardins à la française ? Sans doute pas. Et c’est là qu’est le danger. Car les errements de l’Allemagne ne seraient rien si, du fait de médiocrités bien françaises que d’aucuns veulent d’ailleurs mettre sur le dos de l’Allemagne au travers d’un anti-germanisme primaire, par son poids politique, économique, et surtout son patient et fructueux travail d’influence, l’Allemagne n’était la puissance dominante de l’UE. Or, pour ce qui concerne l’avenir de l’UE, l’Allemagne n’avance pas au hasard : elle a un agenda et il est désastreux pour l’Europe, pour la France, et même sans doute pour elle.

Dépossession. En écho à la publication, fin septembre, des propositions de réforme de l’UE remises par un groupe d’experts mandatés par Paris et Berlin, la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a en effet présenté ses mesures phares pour enclencher la réforme de l’élargissement de l’UE devant ses homologues à Berlin, jeudi 2 novembre. La vision allemande, telle qu’elle s’exprime, est articulée autour de deux axes qui sont autant d’erreurs : la fuite en avant dans l’élargissement et l’accentuation de la dépossession des peuples.

Première erreur, la poursuite de l’élargissement « whatever it takes » et notamment à l’Ukraine. Mme Baerbock a ainsi souligné que l’élargissement était essentiel pour permettre à l’UE de conserver son influence géopolitique et de consolider son unité. Rien de nouveau à cela : c’est exactement la vision développée le 29 août 2022, à Prague, par le Chancelier allemand dans son grand discours européen au cours duquel il appelait à une « Union européenne à 30 ou 36 membres », qui fait écho à la volonté allemande d’extension de l’UE à l’Est depuis toujours, d’ailleurs relayée par la France.

L’on peine à discerner en quoi l’UE élargie est un gage d’influence alors que jamais l’UE n’a été aussi divisée (euro, migrations, rapports aux Etats-Unis, questions moyen-orientales) et, pire encore, jamais sa voix n’a été aussi inaudible sur la scène internationale. L’Allemagne, comme la plupart des élites européennes depuis 1989, singeant l’idée de Mao Zedong « la révolution est comme une bicyclette, quand elle n’avance pas, elle tombe », est incapable de penser ce dont l’UE a cruellement besoin : une pause dans l’acquisition de ses compétences et celle de nouveaux États membres, pour fonctionner mieux et raccrocher les peuples. Faut-il préciser que c’est d’ailleurs l’opinion très majoritaire des Français ?

Maladie. Deuxième erreur : l’oubli des peuples, justement, et de la démocratie. L’Allemagne et l’UE sont ici en pleine contradiction. Depuis trente ans, la maladie de l’UE, telle que diagnostiquée par les élites européennes elles-mêmes, porte un nom : le déficit démocratique. C’est pour y remédier que la principale évolution institutionnelle de l’UE au cours des dernières décennies et en particulier le Traité de Lisbonne qui généralise la co-décision a été – qu’on le regrette ou non – l’augmentation continuée des pouvoirs du Parlement. Mais cette démocratisation n’a été que d’apparence tant elle est passée à côté du véritable enjeu : la dilution de la représentativité des populations des grands États au nom d’un fédéralisme artificiel. C’est bien cela la maladie démocratique de l’UE : le fait qu’un Luxembourgeois, parce que ce pays a autant de pouvoirs que la France dans la plupart des instances de l’UE (un commissaire, un banquier central à la BCE, nombre de parlementaires plus que proportionnel à sa démographie), a beaucoup plus de poids qu’un Français.

Là se loge la dépossession du pouvoir politique que pointait Valéry Giscard d’Estaing dès 1992, que ressentaient beaucoup de Britanniques et que ressentent sans savoir l’exprimer beaucoup de Français. Or que propose l’Allemagne ? Développer la majorité qualifiée dans le domaine de la politique étrangère et de la fiscalité. Il faut mettre des mots sur ces idées : fin de la diplomatie française, fin de la capacité des Français à décider de leurs impôts !

Elle propose aussi que les grands États – dont elle-même – puissent renoncer à leur commissaire européen. La manœuvre est subtile : car l’Allemagne sait que sa renonciation au pouvoir dans l’UE ne sera que de façade tant cette dernière, dont la logique institutionnelle ressemble à un Etat fédéral, lui confère un avantage naturel par rapport à une France que son système politique vertical, sa culture et, il faut le dire, la médiocrité de ses dirigeants, rendent incapable de protéger ses intérêts.

Décrochage. En définitive, l’Allemagne a bien une vision pour l’Europe : prolonger les erreurs commises au cours des trois dernières décennies qui laissent l’UE divisée, diminuée du départ du Royaume-Uni, instrumentalisée par les Empires (Russie, Turquie), et dont le PIB par habitant décroche par rapport aux Etats-Unis d’Amérique. Il est temps pour ceux qui en France aiment leur pays et l’Europe de dire non à l’Allemagne.

Publié dans L’Opinion le 13 novembre 2023

Bruno Alomar
Bruno ALOMAR est diplômé de l’IEP de Paris, d’HEC et de l’Ecole de Guerre. Ancien élève de l’ENA, il est également titulaire d’un LLM de l’Université Libre de Bruxelles. Cet économiste français a travaillé au ministère des Finances et à la Commission européenne (en tant que haut fonctionnaire à la DG COMP, Direction générale de la concurrence) et a enseigné les questions européennes à Sciences Po Paris et à l'IHEDN. Auteur de La réforme ou l’insignifiance : dix ans pour sauver l’Union européenne (Ed. Ecole de Guerre – 2018), Bruno ALOMAR commente régulièrement l’actualité, et notamment les questions européennes, à travers des chroniques publiées dans divers médias français. Depuis 2020, il est également PDG de New Horizon Partners, une société spécialisée dans le conseil en relations publiques et communication.