Deux poids, une mesure

27.10.2023 - Éditorial

Pendant plus d’une décennie, le régime syrien a bombardé des hôpitaux, des écoles, des marchés, a réduit des villes en cendres, a utilisé des armes chimiques contre sa propre population, sans que cela ne provoque de grandes manifestations, ni même un sentiment d’indignation collective au sein du monde arabe. Pendant des années, le régime syrien a assiégé et pilonné le camp palestinien de Yarmouk, le vidant de ses 150 000 habitants, sans que cela ne provoque (non plus) de grandes manifestations, ni même un sentiment d’indignation collective au sein du monde arabe.

Nous avons mille fois raison de reprocher aux Occidentaux d’apporter un soutien inconditionnel à Israël. Cela les conduit à trahir les valeurs dont ils ne cessent pourtant de se réclamer. Mais nous devons commencer par balayer devant notre porte : nous sommes les champions du monde du deux poids deux mesures. Nous crions à raison aux massacres quand Israël bombarde des infrastructures civiles à Gaza, mais nous fermons trop souvent les yeux sur toutes les autres atrocités commises dans la région. Quelle légitimité avons-nous à critiquer Israël quand nous restons silencieux face à l’intervention saoudienne au Yémen, face aux exactions commises par les houthis, face aux offensives sanglantes du maréchal Haftar en Libye, face au nettoyage ethnique des Kurdes par l’armée turque et ses supplétifs syriens, face aux « agissements » des milices irakiennes et libanaises ? Les Yéménites, les Syriens, les Libyens, les Irakiens, les Kurdes et bien d’autres encore, ne méritent-ils pas eux-aussi notre indignation et notre mobilisation ?

Nous donnons parfois le sentiment que tous nos morts ne se valent pas. Que lorsqu’un Israélien tue un Arabe, c’est un crime abject, mais que lorsqu’un Arabe tue un autre Arabe, cela relève de la guerre, ou pire, de la géopolitique.

Nous sommes au mieux borgnes, au pire hypocrites. Nous aimons la Palestine plus que nous n’aimons les Palestiniens, en témoigne la façon dont nous les traitons au Liban, en Syrie ou en Jordanie. Et nous sommes beaucoup plus obsédés par Israël, par le soutien sans limite que lui accordent les Occidentaux, parce que sa supériorité militaire dit de notre décadence, que par le sort des Palestiniens que nous n’avons cessé d’instrumentaliser pendant des décennies.

Mais une fois que nous avons dit tout cela, une fois que nous avons avoué tous nos péchés, pouvons-nous être pris au sérieux de l’autre côté de la Méditerranée lorsque nous dénonçons le deux poids deux mesures des Occidentaux ? Peuvent-ils reconnaître que notre cécité ne rend pas leur aveuglement plus légitime ?

Les Occidentaux n’ont pas le monopole du double standard. Mais ils ont une responsabilité incomparable à tous les autres acteurs en la matière. Ce ne sont pas les Arabes qui ont construit le système international contemporain. Et ce ne sont pas non plus les Arabes qui se veulent les hérauts de la défense des droits de l’homme et des valeurs universelles. Les Occidentaux sont les gardiens du temple. Quand ils le renient, ils fragilisent toutes ses fondations. Ils légitiment l’usage dérégulé de la force et donnent du grain à moudre à tous ceux qui considèrent que le règne du plus fort est la seule règle valable.

Israël n’est pas le seul pays à commettre des crimes de guerre dans la région. Mais il est le seul à le faire avec le feu vert explicite des puissances occidentales. Il peut emprisonner, tuer, coloniser, bombarder en toute impunité, sous le seul prétexte qu’il a « le droit de se défendre ». Non seulement ce droit lui est accordé sans aucune limite mais il est nié aux Palestiniens à qui l’on a pourtant absolument tout pris depuis des décennies. Devons-nous attendre d’eux qu’ils disparaissent en silence pour soulager la conscience occidentale d’une histoire qui n’est pas la nôtre ? Faut-il en arriver là pour que les Occidentaux voient enfin Israël tel qu’il est et non tel qu’ils voudraient qu’il soit ?

Nous comprenons que les Occidentaux se tiennent aux côtés de leur allié israélien après le pire crime commis contre des juifs depuis la Shoah. Nous comprenons qu’ils n’aient pas de mots assez durs pour qualifier les atrocités commises par le Hamas contre des civils. Mais cela ne doit pas donner le droit à Israël de couper l’eau et l’électricité à une enclave où survivent deux millions de personnes ; ni de bombarder des hôpitaux et des églises ni d’assouvir son fantasme d’effacer toute présence palestinienne de la Méditerranée à la Jordanie. Les règles du droit international valent pour tout le monde, y compris pour Israël. Les Occidentaux seraient bien inspirés de le lui rappeler de façon beaucoup plus ferme s’ils veulent garder un semblant de crédibilité dans la région.

Ils seraient tout aussi inspirés de réclamer un cessez-le feu immédiat et de mettre tout leur poids dans la balance pour relancer des négociations politiques, sans quoi cette spirale de violence ne s’arrêtera jamais.

À entendre toutes leurs déclarations depuis deux semaines, il faut croire que les Occidentaux ont oublié l’essentiel et qu’il est nécessaire de le leur rappeler. Leur rappeler que les Palestiniens ont accepté qu’un autre peuple occupe leur terre, après les en avoir chassés, et se la soient appropriée. Leur rappeler que ces mêmes Palestiniens ont fait 90 % du chemin en reconnaissant l’existence d’Israël dans ses frontières de 1967, sans même demander des réparations pour le traumatisme qu’ils ont vécu en 1948. Mais qu’Israël n’a jamais fait en retour les 10 % restants. Qu’il a au contraire accéléré la poursuite de la colonisation afin de rendre illusoire toute solution à deux États. Leur rappeler, enfin, qu’ils ont une part importante de responsabilité dans toute cette histoire depuis le premier jour. Et qu’il serait criminel de s’en laver les mains au moment où nous avons le plus besoin d’eux.

Publié dans l’Orient le Jour le 24 octobre 2023

Anthony Samrani
Anthony Samrani travaille à L’Orient-le Jour depuis 10 ans et il est rédacteur en chef de l’Orient-le Jour depuis 2022. »