Photonis : un grand pas sur le chemin de réindustrialisation de la France

18.02.2021 - Éditorial

L’annonce cette semaine du rachat de Photonis par la holding d’investissement européenne HLD pour 370 millions d’euros est une excellente nouvelle. La mobilisation du gouvernement et des acteurs financiers français a permis la préservation d’un actif stratégique essentiel à la souveraineté technologique de la France. Aux mois de mars-avril 2020, nous nous étions fortement mobilisés avec l’Observatoire de l’intelligence économique français (OIEF) contre le rachat de Photonis par la société californienne Teledyne.

La cession du leader mondial de la vision nocturne à un acteur américain constituait à notre sens une menace directe à la souveraineté militaire et technologique de la France au regard du caractère stratégique de l’actif en cause. L’Observatoire avait alors demandé avec insistance au gouvernement de s’opposer à cette transaction et avait appelé à la mobilisation des organismes financiers et groupements industriels français. On nous expliquait à l’époque qu’il n’existait pas de solution française, ni même de solution européenne. Certains industriels français approchés ne voulaient pas d’une intégration verticale vers l’un de leurs sous-traitants, les fonds français ou européens trouvaient l’actif bien cher. Bref le dossier était dans une impasse et le gouvernement hésitait en conséquence à autoriser la vente à Teledyne sous conditions, visant à préserver l’avenir français de cette technologie et l’emploi dans nos territoires. Chacun sait malheureusement ce qu’il advient souvent de ce genre d’engagement.

L’Elysée finit par dire non de façon claire et définitive et Florence Parly, ministre des armées, exprima dès lors un véto au mois de décembre 2020 et ce fut une bonne décision. On ne peut aujourd’hui qu’exprimer notre vive satisfaction à la suite de l’annonce du rachat de Photonis par la holding d’investissement européenne HLD (Hecketsweiler, Lafonta et Donnet). Le fonds Ardian, actionnaire de Photonis, a signé lundi soir la cession de 100% de l’entreprise française pour 370 millions d’euros. L’expert en optronique pour les armées préserve donc son caractère national et notre pays peut se targuer d’avoir conservé sa souveraineté stratégique face aux investisseurs étrangers. Il était donc possible de trouver acheteur en Europe. HLD est en effet une société d’investissement fondée en 2010 par Jean-Bernard Lafonta avec Jean-Philippe Hecketsweiler et Philippe Donnet. Animée par Cédric Chateau, elle accompagne le développement d’ETI industrielles à fort potentiel. Elle repose sur des capitaux familiaux permanents exclusivement européens et ses investissements se font sans contrainte de durée – une originalité dans le paysage du private equity, qui est l’une des causes de son succès et, peut-être, de son engagement dans Photonis. Cette dernière trouve donc, avec HLD, et c’était sa volonté et son besoin, un actionnaire de long terme, en phase avec les exigences stratégiques françaises et qui compte doper ses innovations et lui permettre sa croissance externe. Photonis et HLD ambitionnent en effet de doubler la taille de l’entreprise pour atteindre 150 millions de chiffre d’affaires d’ici cinq à dix ans par le renforcement des marchés commerciaux et de nouvelles acquisitions dans le militaire et le civil ainsi que le développement de la R&D et la conception de nouveaux produits.

Nous avons appris depuis que nous avions sans doute échappé à une catastrophe industrielle, grâce à notre opposition collective et au véto de l’Etat. Teledyne avait, dans la plus grande discrétion, mené en parallèle aux négociations sur Photonis le rachat de Flir Systems, sans en parler à l’Etat français. Le pôle d’optronique ainsi constitué aurait sans nul doute représenté un danger mortel pour Lynred, filiale à 50% de Safran et de Thales. Nous mesurons pour autant la difficulté de la tâche et les problèmes posés par le déroulement du processus. Photonis s’est pendant de longs mois inquiété de son avenir. L’opposition à la vente à Teledyne paraissait injuste à son management, qui ne ménageait pas sa peine pour assurer son développement et se voyait couper un avenir radieux au sein d’une entreprise californienne, sans plan de rechange. Ils ne se sont pas gênés pour nous le dire. Nous mesurons aussi la frustration pour Ardian, actionnaire ayant rempli ses missions au côté de Photonis, qui cherchait à sortir de cet investissement dans le cadre normal de la gestion de son portefeuille d’actifs. Il a fallu pour eux gérer le temps et subir une certaine forme de tergiversation au sein de l’appareil de l’Etat. Il a fallu aussi pour Ardian accepter de revoir ses prétentions à la baisse. Teledyne avait proposé une première offre pour un montant de 500 millions d’euros, réduite ensuite à 430 millions d’euros devant la complexité du dossier.

Le prix de la transaction signée avec HLD s’élève à 370 millions d’euros. Cette valeur moins élevée résulte notamment du fait que Teledyne prenait en compte dans son offre les synergies attendues avec ses propres activités de vision nocturne, ce qui n’est pas le cas d’HLD, qui reprend l’entreprise dans son intégrité. En outre, le veto imposé par le gouvernement français a réduit les options de revente et fait baisser le prix de rachat de cet actif pour demain. Ces éléments doivent nous conduire à réfléchir. Cela doit se faire dans le cadre d’une analyse plus globale de l’évolution de la mondialisation, que la France doit mener avec sérieux, depuis le développement d’industries souveraines, la constitution d’avantages comparatifs pour le pays, l’établissement de taxations environnementales, la réorganisation géographique des chaînes d’approvisionnement ou l’évolution des organisations internationales. Suite à Photonis, cet interventionnisme économique de l’Etat et l’éviction de potentiels investisseurs étrangers sont désormais des données que les fonds devront prendre en compte dans leurs stratégies d’acquisition des actifs dans des secteurs jugés stratégiques par les États de l’Union Européenne et notamment la France.

Il convient cependant de relativiser le poids de ces décisions souveraines – la plupart des Etats majeurs en prennent depuis longtemps sans y consacrer autant d’énergie, souvent de façon moins bruyante et avec au moins autant de succès que dans le cas présent – mais il nous faut en mesurer toutes les conséquences et bien analyser ,en comparaison internationale , les effets de l’intervention des Etats. Le développement de certaines filières et entreprises nécessite des attitudes souveraines déterminées (parfois franchement protectionnistes, les succès d’autres pays nous le montrent), mais les régulations tous azimuts sont aussi de nature à fragiliser certains écosystèmes technologiques en cours de constitution et à décourager les entrepreneurs et les fonds qui souhaiteraient prendre des risques, investir et réinvestir leurs plus-values.

Au vu de la réflexion de l’Etat et d’une doctrine mouvante de ce que sont ou seront les secteurs stratégiques de notre pays ou de l’Europe, il nous apparaît indispensable que les règles du jeu soient correctement fixées en lien avec les filières industrielles et financières. Afin de ne pas freiner l’incitation à investir dans ces secteurs, peut-être faudra-t-il mettre en place des mécanismes juridiques, financiers ou fiscaux incitatifs pour compenser cette forme d’incertitude inhérente au secteur.

Il appartient aussi de réfléchir à des outils financiers performants et dotés de moyens d’intervention suffisants pour être à la hauteur des décisions parfois courageuses qu’il est nécessaire de prendre pour maintenir la souveraineté d’activités technologiques ou non, essentielles en tout cas à notre indépendance. Ce chantier doit être mené. Avec l’Observatoire de l’Intelligence Économique Français (OIEF), nous sommes prêts à y participer.

Alexandre Medvedowsky
Alexandre Medvedowsky est un ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration (promotion Denis Diderot, 1984-1986). Magistrat au Conseil d’Etat à partir de 1986, il siège au cabinet de Laurent Fabius alors président de l’Assemblée Nationale de 1990 à 1992. De 1998 à 2001, il est professeur associé à l’Université d’Aix-Marseille III et enseigne à l’IEP de Paris jusqu’en 2006. Il a été conseiller des Bouches-du-Rhône de 1998 à mars 2015. Nommé conseiller d’Etat en juillet 2001, il rejoint ESL & Network Holding la même année et intègre le Directoire d’ESL & Network Holding, dont il est nommé président le 1er janvier 2013. Il a été élu président du SYNFIE, le syndicat français de l’intelligence économique en mai 2014.