«D’une certaine manière, les Indiens sont les derniers gaullistes» (2/2)

06.10.2023 - Éditorial / Interviews

Dans le précédent numéro de notre Newsletter – jeudi 28 septembre – Maurice Gourdault-Montagne évoquait les objectifs et les enjeux de la diplomatie indienne, à l’occasion de la tenue du sommet du G20 à New Dehli. Ce sommet a été marqué par la signature d’un protocole entre l’Inde, les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, l’Italie, l’Allemagne, la France et l’Union européenne, pour créer un « corridor économique Inde Moyen-Orient Europe », sorte d’alternative concurrente aux Nouvelles Routes de la Soie chinoises. Dans le même temps, l’entrée de l’Union Africaine dans le G20 est un marqueur supplémentaire de l’émergence d’un « Sud Global », les pays en voie de développement qui n’entendent pas se positionner sur la rivalité sino-américaine.

 

Vous disiez que la France devait jouer un rôle d’équilibre. Pourtant, il y a une pression à contrebalancer de façon globale la Chine et même à créer une alliance internationale anti-chinoise. On parle parfois d’une nouvelle guerre froide sino-américaine. Pensez-vous qu’il y a un risque d’une intensification de cette rivalité entre les Etats Unis et par extension l’Occident avec la Chine ? Comment faire pour l’éviter ?

Il existe en effet une forme de nouvelle guerre froide dans le domaine économique et surtout dans le domaine technologique entre les Etats-Unis et la Chine. Il faut s’interroger sur la compatibilité des intérêts Européens et Américains en la matière et éviter de se laisser entraîner par le jeu des alliances. Nous avons vu comment les Américains ont poussé l’OTAN au sommet de Madrid en 2022 puis à celui de Vilnius à publier un paragraphe de la déclaration du sommet indiquant que la Chine était un rival systémique pour la sécurité euro-atlantique. Il ne faudrait pas être surpris que dans un moment de très forte tension avec la Chine, les Etats-Unis tentent d’embarquer les Européens dans cette rivalité et à mobiliser l’Otan contre la Chine.

C’était sans doute tout le sens de créer un bureau de liaison de l’OTAN à Tokyo, dont on dit qu’il a été refusé par la France et par l’Allemagne. Au fond, il faut se demander si l’OTAN a vocation à structurer toute la sécurité internationale ? Je pense que non. Nous avons des intérêts stratégiques en Asie, dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique, mais ces intérêts sont différents de ceux que traitent l’Alliance atlantique.

Il faudra faire attention à plusieurs échéances à cet égard : les élections à Taïwan en janvier 2024, et les élections américaines de novembre 2024 sont annonciatrices de tensions avec Pékin.

On aurait pu penser que la guerre en Ukraine allait conduire à un recentrement de l’Otan sur l’Europe, mais la rivalité sino-américaine crée aussi la possibilité d’une extension.

L’OTAN connaît en effet une nouvelle vie en Europe depuis le début de la guerre en Ukraine. Néanmoins, les Américains savent également qu’il est nécessaire d’investir d’autres alliances en Asie que l’alliance atlantique. Nous avons vu la visite à Camp David cet été des Premiers Ministres du Japon et de la Corée du Sud, à l’invitation de Joe Biden. Les Etats-Unis ont mis en place l’AUKUS en 2021 et ils s’appuient toujours sur le Quad. Ils ont également inauguré une nouvelle base aux Philippines. Il existe ainsi des sous-ensembles auxquels les Américains accordent une grande attention. Pour le moment, il n’y a donc pas de décentrement de l’Otan, mais l’idée d’entraîner le bloc otanien qui est un bloc occidental dans la zone Pacifique fait son chemin. Cela pourrait se concrétiser par la création d’une nouvelle compétence ou d’un mandat dans l’Asie-Pacifique.

Quel regard portez-vous sur la diplomatie européenne lors du G20 ?

Au G20 l’Union européenne en tant que telle est présente tout comme quatre de ses membres : la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Ces pays ont négocié le communiqué final qui reflète la situation et ils ont pris leur part du consensus. Mais il faut aussi tenir compte de ce qui est faisable sur le plan de la défense entre Européens car nous sommes jugés à cette aune. Aujourd’hui, vingt-trois sur vingt-sept pays de l’Union européenne sont membres de l’Otan, ce qui diminue fortement les marges de manœuvre de l’Union vis-à-vis de l’alliance. Beaucoup attendent les élections américaines de 2024, et se demandent si elles ne vont pas rendre nécessaire la création d’un pilier européen de la défense car la présidence de Donald Trump nous a enseigné le caractère parfois imprévisible de l’administration américaine par rapport à ses engagements.

L’Europe a de ce côté-là, a réussi à mettre en place une boussole stratégique définie sous Présidence française de l’UE en 2022, qui permet l’identification de nos moyens, de nos projets en prenant en compte la base industrielle de défense de l’Union européenne. Les Européens ont fait l’inventaire de la situation, qui est celle d’une très claire dépendance vis à vis des Américains. Mais la France avec sa Loi de programmation militaire, l’Allemagne avec son fonds spécial pour la défense, et la Pologne qui a de grandes ambitions pour son armée, pourraient constituer une base pour le développement d’un pilier européen de défense.

Considérons aussi que l’Europe a des intérêts propres, notamment dans ses relations commerciales avec la Chine. Faut-il dérisquer les chaînes d’approvisionnement avec la Chine, ou bien découpler les économies ? La première solution semble plus raisonnable et surtout plus réaliste. Et l’équation fixée par la Commission européenne en 2019 qui est de considérer la Chine comme un rival systémique, un concurrent et un partenaire est toujours valide.

Ce débat sur la relation à adopter vis-à-vis de la Chine divise aussi la classe politique en Allemagne, où vous avez également été ambassadeur. On a vu Annalena Baerbock dire qu’il ne fallait pas aller en Chine. Puis Olaf Scholz y a fait une visite juste avant Emmanuel Macron. On a l’impression qu’il y a également de grands débats internes en Allemagne sur la question de la position adoptée vis-à-vis de la Chine. Quelle position va finir par l’emporter ?

Le fait que la diplomatie allemande soit divisée sur la question est le résultat logique de la composition de la coalition à la tête de laquelle se trouve le chancelier Olaf Scholz, entre le SPD, les Libéraux et les Verts. Le ministre des Finances défend les intérêts des grandes entreprises allemandes tandis que la ministre des Affaires étrangères défend les droits humains. Cela reflète tout simplement cet équilibre difficile à tenir au sein d’une coalition de partis aux intérêts divergents. Le chancelier Scholz, c’est son rôle, essaye de trouver des majorités pour faire avancer le programme de la coalition au Parlement.

Je ne suis pas choqué outre mesure qu’Olaf Scholz ait fait une visite seul en Chine. Il y est allé avant que le nouveau gouvernement chinois ne soit mis en place tandis qu’Emmanuel Macron a attendu qu’il soit installé. Il s’agit de deux approches qui répondent à des priorités différentes. Par ailleurs, les intérêts allemands et français en Chine ne sont pas nécessairement les mêmes, et il est normal qu’Olaf Scholz défende ceux de l’Allemagne lors d’une démarche individuelle. Nous pouvons avoir une approche coordonnée de la question sans pour autant mener des visites simultanées. Notre approche de l’accès au marché, du level playing field, des subventions, des technologies sont par ailleurs convergentes.

Le sommet du G20 a été précédé par le sommet des BRICS qui a été l’occasion d’élargir l’organisation : l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Comme avez-vous interprété l’invitation de ces nouveaux États ? Se dirige-t-on vers un élargissement des BRICS de façon plus continue ?

Un grand nombre de pays sont candidats à l’adhésion aux BRICS qui sont en effet perçu comme le lieu d’expression de la voix des pays du Sud, aux intérêts différents de ceux qui ont dominé jusqu’ici les institutions internationales. Les pays qui viennent d’être admis permettent une plus grande représentativité en termes de richesse globale et de population : d’autres les rejoindront prochainement.

En ce qui concerne la présence de l’Iran, il faut la comprendre dans le cadre de la réconciliation irano-saoudienne orchestrée par la Chine, avec l’approbation des Russes, dans un contexte plus général de rapprochement entre l’Arabie Saoudite et la Chine.

Cet élargissement des BRICS est une expression de réaffirmation de la volonté de ces pays de réformer la gouvernance mondiale où, selon eux, l’Occident pratique un « deux poids deux mesures » qui n’est plus accepté. C’est aussi l’expression d’une nouvelle vision des rapports internationaux où les grands émergents veulent peser.

Il faut noter que ce qui réunit notamment ces pays, comme l’explique Agathe Demarais dans Backfire, est le refus de la domination du dollar sur la scène internationale, et les sanctions adoptées à l’encontre d’une vingtaine de pays dans le monde, grâce à l’extraterritorialité de la juridiction américaine. Ces sanctions sont votées par le Congrès et souvent relayées par l’Union européenne. Cette situation n’est pas acceptable pour un certain nombre de pays qui cherchent donc un système alternatif dont la Chine prendrait le leadership.

Les récents événements nous montrent ainsi que la nouvelle gouvernance mondiale de la scène internationale se dessine à travers le G20, les BRICS, et les COPs sur le climat. Je pense que ce sont dans ces forums qu’il faut chercher à comprendre la recomposition de la scène internationale et la mise en place de règles du jeu qui vont se renouveler. Ce sera un long chemin souvent chaotique.

Paru dans Le Grand Continent le 13 septembre 2023

Maurice Gourdault-Montagne
Maurice Gourdault-Montagne est diplomate de carrière, et a alterné entre de hautes responsabilités à l’étranger et en administration centrale. Il a ainsi été ambassadeur de France au Japon (1998-2002), au Royaume-Uni (2007-2011), en Allemagne (2011-2014), puis en Chine (2014-2017). A Paris, il fut le directeur adjoint puis le directeur du cabinet d’Alain Juppé, lorsque ce dernier était ministre des Affaires étrangères (1993-1995) puis Premier ministre (1995-1997). Il devint ensuite conseiller diplomatique de Jacques Chirac à l’Elysée (2002-2007), et enfin secrétaire général du Quai d’Orsay (2017-2019). A l’issue de sa carrière diplomatique, il intègre le Boston Consulting Group et rejoindra le Groupe Adit et ESL & Network en tant que Senior Advisor en octobre 2023.