L’économie est une question de tonicité, et à la fin c’est toujours l’Amérique qui gagne

21.07.2023 - Regard d'expert

La période agitée que traverse l’économie mondiale depuis 2019 démontre une constante : les économies anglo-saxonnes réagissent toujours plus vite que celles du Vieux continent. Est-ce une fatalité ? La réactivité, la rapidité et le pragmatisme sont du côté américain, face à une zone euro pleine de bonne volonté mais en proie aux pesanteurs. En quinze ans de temps, entre la crise de 2008 et aujourd’hui, l’écart entre les deux économies n’a cessé de se creuser. A peu près comparables en termes de PIB en 2008, la photo actuelle montre une Amérique forte d’un PIB de 25.000 milliards de dollars en 2022, tandis que la zone euro est en dessous de 20.000 milliards. Si cet écart de dynamique de création de richesse se maintenait jusqu’en 2100, la zone euro verrait son PIB divisé par deux par rapport au PIB américain.

Les raisons de cet écart de tonicité ont été déjà largement commentées. L’argument démographique pèse lourd. Aux Etats Unis, la population active a progressé de 21% entre 1998 et 2022 à comparer à 17 % dans la zone euro. Cet écart s’accroît de 1 % par an. Le vieillissement de la population active en Europe constitue un frein important à la productivité du travail. Cette productivité a augmenté de 14 % seulement entre 1998 et la mi-2022 chez nous, contre 62 % aux Etats-Unis. Et le handicap s’aggrave. La productivité du travail par tête stagne dans la zone euro depuis 2019 alors qu’elle a augmenté de 4 % aux Etats-Unis.

Le déficit d’investissement des entreprises européennes et l’insuffisance d’innovation expliquent ce sur-place. En face, les Etats-Unis continuent de bénéficier d’une productivité soutenue par la high-tech et une main d’œuvre croissante grâce à l’immigration.

L’Europe ne profite pas de ces deux atouts. La zone euro affiche un déficit d’innovation (la R&D représente 2,4% du PIB contre 3,5% aux Etats Unis) et ne profite que d’une faible taille de l’emploi dans la tech. La population européenne vieillit (6 % des Européens ont plus de 80 ans aujourd’hui). L’immigration a seulement permis de compenser le déclin observé depuis une décennie. A l’image de l’Allemagne où la chute de population dans les années 2000 a été enrayée par l’ouverture des frontières décidée par Angela Merkel.

A ces raisons macroéconomiques s’ajoutent des facteurs d’ordre microéconomique. Dans le domaine industriel, les Etats Unis ont engagé leur réindustrialisation à coup de mesures massives, rapides et simples. Ils sont en passe de réussir leur pari face à une reconquête industrielle française et européenne plus laborieuse, au point de risquer d’être la victime du dynamisme américain.

L’Europe est pénalisée par des financements et des incitations insuffisantes pour reconstituer une industrie digne de ce nom. Sur le marché des changes, l’euro reste moins puissant que le dollar. Le Vieux Continent est plus que jamais dépendant des marchés de capitaux américains. Les investisseurs européens manquent de carburant financier.

En face, l’Inflation Reduction Act (IRA) de 369 milliards de dollars, véritable plan de protectionnisme assumé soutenant les secteurs de l’énergie et de l’automobile, menacerait de fait 150.000 emplois en Europe. Il pourrait entraîner des délocalisations d’entreprises européennes outre-Atlantique.

Dans le secteur des techs, face à une Amérique qui fait la course en tête depuis longtemps, la Chine a su réagir en créant des champions nationaux. L’Europe là aussi est à la traîne, ses principaux champions ayant été rachetés par les Américains.

Même constat, en sens inverse, dans le domaine des semi-conducteurs, où c’est l’Asie qui est en avance avec 43 nouvelles usines en Chine et à Taiwan, alors que l’Europe y reste aujourd’hui quasiment absente. Les Etats-Unis semblent plus rapides à combler leur retard avec le « Chips and Science Art » de 55 milliards de dollars, et devraient voir 14 nouvelles usines de semi-conducteurs entrer en service d’ici à 2025, contre 10 en Europe et au Moyen-Orient. Et on ne compte pas les secteurs où l’Europe peine à suivre la cadence, de l’intelligence artificielle aux matières premières.

Il n’est pas jusqu’au secteur immobilier où l’Amérique donne à l’Europe une leçon de réactivité. Mieux vaut vite se couper un bras que se languir dans une crise sans fin. Le marché du bureau à New York a entamé une phase de rééquilibrage brutal (comme à Londres d’ailleurs) après les excès. Certaines transactions sur des actifs se réaliseraient actuellement à des valeurs réelles de moitié moindre que leur prix d’achat. A comparer, le marché tertiaire européen paraît moins bousculé. A Paris les premiers signaux apparaissent laissant penser que l’ajustement est engagé. Mais la faible offre de biens neufs de qualité, la forte demande des institutionnels, la forme éclatante des entreprises de luxe, contribuent à maintenir les prix élevés. Sans éviter de voir venir un ajustement qui risque lui aussi d’être violent.

Forte de sa réactivité et des moyens qu’elle débloque, l’Amérique est donc bien partie pour redémarrer plus vite. Les excès de Trump, la crise de la dette de l’Etat fédéral ou les faillites bancaires paraissent relativisés par les performances d’une autre Amérique prospère, celle des côtes, qui travaille en paix, invente, innove,  généreusement subventionnée. L’ambiance de fait divers s’est estompée. Le chômage est retombé à son plus bas niveau depuis  fin des années 1960,  les bas salaires augmentent. Le pays a retrouvé une sorte de consensus autour du réarmement industriel face à la Chine. De là à penser que l’élection présidentielle de 2024 ne se jouera pas sur l’économie mais sur les questions culturelles (wokisme) ou les armes, c’est un pas qu’il serait hasardeux de franchir trop vite. Il n’empêche, ce sont autant d’éléments qui peuvent expliquer pourquoi cette Amérique est toujours en capacité de rebondir plus vite et plus fort que l’Europe, encalminée dans ses divisions.

De quoi souligner plus que jamais le besoin pour cette Europe de réaliser un effort d’investissement considérable en équipements industriels, en décarbonation, en R&D, en éducation et formation pour corriger son handicap de croissance vis-à-vis des Etats-Unis.

Philippe Reclus
Philippe Reclus, associé senior chez ESL, a été directeur adjoint de la rédaction du Figaro en charge de l’économie. Il a créé et dirigé la fondation Croissance Responsable abritée par l’Institut de France. Il anime un séminaire à l’Ecole Polytechique consacré à «L’entreprise et ses stakeholders ».