Deux semaines après la mutinerie improvisée d’Evgueni Prigozhine, les experts des quatre coins du globe ont essayé d’analyser ce qui s’est passé le 24 juin dernier, d’évaluer les conséquences et d’anticiper la suite des événements. Ces discussions et analyses ne sont pas près de s’arrêter, non seulement parce que chaque jour amène des éléments supplémentaires, plus saugrenus les uns que les autres, mais surtout parce qu’il s’agit d’un événement tout à fait extraordinaire à de nombreux égards, qui semble désormais s’immiscer dans le grand jeu des forces en présence autour de la guerre en Ukraine. Le nom de Prigozhine est en effet désormais cité dans tous les scénarios d’évolution de la situation militaire et politique dudit conflit. Ses actions auraient même un impact sur les décisions du prochain sommet de l’OTAN qui se tiendra les 11 et 12 juillet prochains. Il est dès lors intéressant de comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Longtemps soupçonnés par les enquêteurs de tout genre, mais niés en bloc officiellement par les autorités russes, les liens entre l’Etat et le Groupe Wagner ont récemment été mis en évidence et confirmés par le Président russe en personne. Grâce à ces révélations, aux perquisitions réalisées au siège et dans les différents bureaux du groupe Wagner et du Groupe Concorde de Prigozhine, ainsi qu’au travail méticuleux des militants de droits de l’Homme russes, on sait désormais quels moyens matériels et non-matériels ont été mis à la disposition de Prigozhine pour faire vivre ce projet si particulier : la PMC Wagner.
Même si la plupart des données tangibles révélées concernent l’activité de Wagner pendant la guerre en Ukraine, et beaucoup moins son activité en Afrique, les archives saisies et les témoignages qui arrivent par flot de la part des anciens employés de Prigozhine lèvent le voile sur cet empire secret.
Pour donner quelques chiffres, selon Prigozhine, environ 50 000 prisonniers ont été recrutés de façon accélérée depuis le mois de mai 2022 dans les prisons russes, sans aucune contrainte de la part des administrations des prisons, contre des décrets de grâce signés par le Président russe. Même si le Président l’a avoué lors d’une rencontre avec des journalistes militaires russes récemment, certains de ces décrets poseraient apparemment problème, car ne seraient pas consultables ou authentiques, ce qui pourrait être utilisé contre les membres de Wagner libérés par ce moyen. Ceux-ci courraient donc le risque d’être renvoyés en prison.
Un trillion de roubles a été dépensé par le budget russe depuis 10 ans, et environ 276 milliards cette dernière année (selon les chiffres donnés par le Président Poutine lui-même), dont 80 milliards pour les contrats de « catering » conclus entre le ministère de la Défense russe et le Groupe Concorde de Prigozhine.
Des documents saisis témoignent de l’utilisation de dizaines de sociétés – des coquilles vides – pour organiser le détournement de l’argent des commandes de l’Etat. Ainsi, d’immenses quantités de liquide sont transportées par camion grâce à des montages financiers frauduleux, qui permettent la sortie des registres de l’armée russe d’équipements militaires au profit du PMC. Mais ce n’est pas tout, ces détournements servent aussi à financer l’acquisition de biens immobiliers de très grande valeur (dont l’hôtel particulier saisi dans le quartier résidentiel prestigieux de Saint-Pétersbourg dénommé « Versailles du Nord ») tout autant que celle de faux passeports pour Prigozhine.
Tout indique un traitement unique et « privilégié » de la part des services d’Etat qui, curieusement et contre toute attente, continue après l’échec de la mutinerie.
Les conditions du deal passé entre Prigozhine et les autorités russes, soit-disant par l’intermédiaire du Président Loukachenko, sont opaques. D’un côté, l’on assiste, dans les faits, au démantèlement de l’empire économique et militaire de Prigozhine. De l’autre, ce dernier continue à profiter de la liberté, notamment de déplacement, et de certaines concessions. Ainsi, il aurait assisté il y a quelques jours à « des discussions à Moscou ». En outre, les montants saisis en liquide de 10 milliards de roubles lui ont été restitués, très certainement dans le cadre de l’accord scellé, pour d’éventuelles dépenses dévolues à ses hommes en Biélorussie.
A ce sujet, combien de mercenaires ont suivi leur chef ? Une partie des hommes de Wagner a été priée de rejoindre l’armée régulière. Rappelons que le ministère de la Défense russe a lui aussi, depuis le mois de février dernier, sa propre unité constituée d’ex-détenus, l’unité Storm Z. Elle aurait recruté environ 10 000 hommes pour le seul mois d’avril.
Selon des sources anonymes, plus de 40% des Wagner auraient refusé d’aller en Biélorussie. Un noyau dur de 1000 hommes environ se serait constitué autour du chef de guerre mythique et réel fondateur de Wagner, Dmitry Outkine (pseudonyme « Wagner »). Les services du FSB les auraient identifiés, et les menaceraient de la confiscation de tous leurs biens en Russie. D’ailleurs, le destin des autres chefs clés de Wagner, réunis dans le « Conseil des commandants » (l’organe décisionnel du groupe) reste flou.
Le 28 juin, l’avion-cargo du ministère de la défense russe, (un AN-124 surnommé Ruslan) capable de transporter des avions et des équipements militaires lourds ainsi que jusqu’à 880 militaires, aurait embarqué l’avion de chasse SU, basé à l’aéroport d’Ouganda, qui était auparavant sous contrôle de Wagner. Ruslan, sous sanctions américaines, a déjà effectué au moins 2 vols vers Minsk depuis la mutinerie.
Que prépare Prigozhine ? Devenu trop visible et demeurant un actif trop précieux dans tous les sens du terme, il n’aurait pas dit son dernier mot, mais devra payer pour la mutinerie en s’acquittant de conditions que seuls quelques initiés connaissent.
Les spéculations vont bon train, mais les mots clés décrivant le scénario le plus probable sont l’utilisation de Prigozhine pour créer des tensions à la frontière de la Biélorussie et des pays baltes, l’ouverture d’un deuxième front ainsi que des risques liés aux armes nucléaires situées en Biélorussie.
Les actions de Prigozhine ont eu pour effet l’aggravation de la situation sécuritaire aux frontières de l’Europe. Les charges nucléaires ne seraient maintenant qu’à une centaine de kilomètres de l’Europe, avec une petite armée privée et très entraînée à proximité immédiate, et comparable en nombre avec les forces spéciales américaines déployées dans les pays baltes.
Enfin, des sources anonymes en Biélorussie signalent la précarité des installations du campement des « Wagners », ce qui indiquerait qu’elles ne sont que très temporaires, ce qui peut laisser présager des actions imminentes.
Prigozhine aurait donc encore des cartouches à utiliser, au sens propre comme au sens figuré. Reste à savoir où et quand il va frapper.
[Tous les chiffres et données cités dans cet article proviennent de sources ouvertes]