La Corse à l’heure des choix

09.09.2022 - Éditorial

Un fait identitaire durablement ancré

À l’évidence, le fait identitaire corse n’a cessé de se renforcer, depuis les années 1970 et le détonateur que furent les évènements d’Aléria, lorsqu’en 1975, 1200 hommes dépêchés par le gouvernement de l’époque, appuyés par des blindés et des hélicoptères, donnèrent l’assaut à une trentaine de militants armés occupant une ferme viticole de la plaine orientale. Le nationalisme corse, au-delà de la diversité de ses sensibilités, est un fait politique désormais fortement ancré dans la société insulaire, parvenu ces dernières années à largement reconfigurer à son profit le paysage politique de l’île.

Outre une assise électorale certaine, le fait identitaire corse s’appuie sur une communauté linguistique vivante et suffisamment large pour le rester, sur une connaissance et une pratique courante de la langue corse par les jeunes générations, sur des œuvres et des répertoires artistiques – notamment musicaux – étoffés, et d’un point de vue théorique, sur un nombre important d’études sérieuses et approfondies de l’histoire de la Corse et de son peuple permettant sa réappropriation.

La Corse contemporaine assume et revendique une identité et une histoire propres qui ne sont réductibles ni à celles de la péninsule italienne, ni à celles de tel ou tel de ses États anciens ou actuelles régions, ni à celles de la France. La guerre d’indépendance conduite à partir de 1755 par Pascal Paoli, qui incarne aujourd’hui sans conteste la figure du père de la nation corse, s’est d’ailleurs déroulée sur deux fronts : celui de l’occupation génoise dès 1729, puis celui de l’occupation exclusivement française à compter de la cession, en 1768, de la Corse à la France par Gênes alors dépassée.

De nouvelles générations dynamiques

D’un point de vue démographique et sociologique, la Corse n’est plus une île décapitée par la diaspora de ses élites et d’une partie de ses talents qui lui furent longtemps arrachés. Deux faits doivent être pris en compte : i) Une large majorité de jeunes corses envisage son avenir en Corse, ii) cette jeunesse insulaire est une jeunesse formée que ce soit à l’Université de Corse, dans des universités ou grandes écoles françaises, ou encore à l’étranger. Elle voyage et n’est pas repliée sur elle-même.

Il en résulte que, depuis plus de deux décennies, nombre d’entrepreneurs, de jeunes créateurs d’entreprises en particulier, de dirigeants de sociétés et d’administrations, de prestataires de services de haut niveau, d’intellectuels et d’artistes dynamisent la vie et l’économie insulaires. La Corse rattrape, sans mal, le retard auquel elle a été longtemps soumise en matière économique et a connu une croissance plus soutenue que les régions françaises à partir de 2000. Cela est d’autant plus net que son activité de type industriel, traditionnellement peu développée, ne la singularise plus dans une Europe qui s’est elle-même largement désindustrialisée. De ce fait, l’attachement des Corses à leur tradition se conjugue aujourd’hui avec un dynamisme avéré, une ouverture au monde et à la compétitivité, mondialisation oblige.

Aussi est-il temps de tordre le coup à l’idée que la Corse ne vivrait que sous dépendance de son tourisme et des subsides de l’État français ou de l’Union européenne. L’évolution de son économie est plus rapide, diversifiée et créative que beaucoup ne l’imaginent, vu de loin. Autrement dit, elle dispose humainement et économiquement de ressources moins dérisoires que certains veulent le croire pour envisager son avenir, qui ne ressemble déjà plus à celui d’une région pauvre, où des vagues de touristes côtoient deux mois dans l’année quelques troupeaux de chèvres éparses.

Trois attitudes possibles

Face à ces mutations mentales, politiques, sociologiques, économiques profondes, trop sommairement esquissées ici, et qui se sont accomplies en une à deux générations seulement, trois attitudes restent politiquement possibles.

La première attitude est évidemment le déni. Disons qu’elle a globalement prévalu dans les sphères politiques et administratives françaises jusqu’à aujourd’hui. Cette attitude repose sur une surévaluation de ce qui unit historiquement la Corse à la France, à l’heure où l’école de la République française n’impose plus ses modèles et sa vision du monde, à l’heure aussi où finit de s’effacer le lien du sang versé avec la disparition des générations de Corses qui se sont battus pour la France lors des guerres du XXe siècle. Elle accrédite l’idée, certainement fausse, qu’une majorité silencieuse restera toujours fidèle à la France. Une interprétation biaisée de l’échec, il y a déjà près de vingt ans, en 2003, du référendum Sarkozy (à l’époque ministre de l’Intérieur) peut entretenir ce faux-semblant, alors que les raisons en sont complexes et qu’elles appartiennent à un tout autre contexte.

La seconde attitude politiquement possible pourrait être qualifiée de cynique et d’attentiste, consistant à se dire grosso modo : « Ils finiront bien par se calmer ». Une telle stratégie pourrait s’attacher à considérer que finalement tout change un jour. On peut ainsi conjecturer et espérer que le nationalisme corse fondé sur une convergence de facteurs politiques, historiques et contingents, s’affaiblira avec le temps ; et que le sentiment d’attachement à la France, certes aujourd’hui mis à mal, renaîtra et s’imposera à nouveau sous l’aiguillon du besoin de s’adosser à une nation plus grande et de bénéficier de sa manne financière. Un tel choix se bercerait, à notre sens, d’illusions pour les raisons durables que nous avons évoquées plus haut.

La troisième attitude est de ne pas se contenter d’une politique d’apaisement à la suite des émeutes qui ont secoué l’île au printemps dernier ou encore de jouer la montre, mais d’enfin permettre l’accès de la Corse à une large autonomie. L’apaisement, le vrai, ne sera qu’à ce prix. Cette autonomie, qui reste à penser et à construire, ne peut pas être une coquille vide n’abritant qu’un chapelet de compétences symboliques. Il s’agit donc d’accepter de prendre, depuis Paris, une décision lourde de sens, une décision historique qui permette réellement aux Corses de décider librement de leur destin sur les questions d’ordre insulaire. Le gouvernement français, a confié à son ministre de l’Intérieur, cet été, les pouvoirs les plus étendus pour ouvrir et mener à bien un processus de discussion qui n’écarte pas l’option d’une autonomie de la Corse. Il dispose pour cela d’interlocuteurs insulaires crédibles, responsables et intelligents. Il devrait saisir cette chance sans tarder.

François-Xavier de Peretti
François-Xavier de Peretti est docteur en philosophie, auteur d’ouvrages et d’articles dans sa discipline, en France et à l’étranger (Allemagne, Belgique, Canada, Chine, Espagne, Italie, Mexique, Roumanie, Pays-Bas). Il a été attaché parlementaire en région parisienne, puis conseiller technique auprès du président de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur et a exercé des mandats d’élu local à Aix-en-Provence. Il enseigne actuellement au sein du département de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille et poursuit des recherches en histoire de la philosophie et en cosmologie rationnelle. D’origine corse, il s’intéresse particulièrement à l’histoire et au devenir de la Corse où il se rend régulièrement.