Les conséquences de la crise ukrainienne sur les économies africaines (2/2)

29.04.2022 - Regard d'expert

Dans le précédent numéro de notre Newsletter du vendredi 22 avril, Benoît Chervalier évoque les risques pour les économies africaines de la dépendance aux matières premières agricoles importées de Russie et d’Ukraine et dresse les volets essentiels pour parvenir à la diversification des chaînes d’approvisionnement pour les pays d’Afrique.

Comment expliquer l’abstention massive des États africains lors du vote de la résolution de l’ONU condamnant l’intervention Russe en Ukraine ?

Tout a été dit sur le sujet, notamment sur l’origine de ce vote expliquée par la tradition de non-alignement de beaucoup de pays africains d’une part, et d’autre part, par le lien économique et politique de certains pays avec la Russie. Si on regarde les choses de manière clinique, ce vote est une mauvaise surprise pour l’Europe, car la semaine précédant celui-ci, les pays européens et africains s’étaient rassemblés pour célébrer une forme de nouvel élan de la coopération Europe/Afrique, et la semaine d’après, il y a un vote de près de la moitié des pays africains qui ressemble à un de coup poignard dans le dos. Il faut rappeler qu’un partenariat n’est viable que s’il existe dans les deux sens.

Macky Sall, président en exercice de l’UA, a appelé le FMI à aider l’Afrique à faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine en réallouant les DTS des pays riches. Est-ce que cette réallocation peut être une solution efficace pour faire face à cette nouvelle crise ?

Tout d’abord, le sujet des DTS n’est pas nouveau, il a été initié par le président Emmanuel Macron lors du sommet sur le financement des économies africaines de mai 2021, Macky Sall, en proposant cette idée, se met dans les pas de son prédécesseur, Felix Tshisekedi, qui était le président de l’Union Africaine à ce moment-là.

Ensuite, le FMI avait estimé à 285 milliards les besoins du continent pour faire face aux conséquences de la pandémie, ces besoins sont plus que jamais d’actualité, ils sont d’ailleurs désormais supérieurs du fait de la crise ukrainienne. Le sommet de 2021 avait évoqué un objectif d’allocation de 100 milliards de dollars, étant entendu que les pays africains sur la base de leur quote-part existante ont reçu en août 2021, suite à l’approbation du conseil d’administration du FMI, 33 milliards de dollars.

La question du transfert de DTS renvoie à une réallocation, un fléchage de ressources non utilisées de pays riches vers les pays à bas revenus. Il y a une multitude d’obstacles juridiques à cela, car c’est un sujet extrêmement technique.

Pour le dire simplement, on ne peut pas transférer une dette perpétuelle d’un État à un autre État ; effectuer un don est une chose, prendre une dette perpétuelle en est une autre. Si les pays riches donnaient une partie de leurs allocations aux pays africains, en réalité il la donnerait de manière éternelle, or cela est inimaginable et impossible dans les textes. Cela étant dit, les services du FMI ont travaillé pour trouver des mécanismes de prêt permettant de se rapprocher de ces 100 milliards de dollars destinés au continent africain. On n’y est cependant pas encore, il y a un certain nombre d’obstacles. La France est d’ailleurs un des pays du G7 avec les États-Unis à être en faveur de cette solution, d’autres sont plus réticents. L’Allemagne invoque notamment des obstacles de nature constitutionnelle. En tout état de cause, le FMI à travers certains mécanismes va permettre l’augmentation des ressources disponibles. Cela étant dit, ces dernières ne seront pas suffisantes par rapport aux 285 milliards mentionnés, et encore moins par rapport aux besoins supplémentaires nés de la crise ukrainienne.

Ces ressources sont indispensables, quelles solutions préconiseriez-vous pour les accroître ?

Il y a beaucoup à dire sur le sujet. Le continent va être confronté à une multitude de défis. D’un part, plusieurs signaux ont révélé avant le conflit ukrainien et même avant la pandémie une diminution des flux financiers vers le continent. Lors du dernier sommet à Dakar fin 2021 entre la Chine et l’Afrique, les Chinois ont clairement affirmé qu’ils allaient réduire la voilure. D’autre part, les flux en matière d’investissements directs étrangers (IDE) connaissent des trajectoires variables : à la baisse pour le Japon et le Brésil depuis 2015 ; à la hausse pour la Turquie. Le conflit ukrainien, dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences, va entraîner une hausse très significative des dépenses militaires pour les pays de l’OCDE, une forte mobilisation de ressources pour reconstruire l’Ukraine le moment venu ainsi qu’une nécessité de renforcer les différents pans de souveraineté de tous les États. La combinaison de ces éléments ne laissera pas beaucoup de place pour des financements additionnels vers les pays tiers et notamment vers le continent africain. Il va donc y avoir un moment de vérité pour les pays et les gouvernements : il va être plus que jamais nécessaire que les pays africains se financent par eux-mêmes, c’est-à-dire par une hausse de l’endettement domestique. Qu’ils effectuent un choix avisé de leurs partenaires commerciaux et des contrats qui les lient et bien sûr qu’ils adoptent des mesures politiques courageuses. Les financements institutionnels africains devront aller en priorité vers les économies et les entreprises africaines, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui et cela pourrait se faire de manière juridiquement plus contraignante ; les pays devront très sensiblement élargir leurs assiettes fiscales – et donc écarter certaines rentes, exemptions et autres subventions, en contrepartie d’une baisse importante des taux permettant de mieux inclure le secteur informel ; mettre en œuvre le partage d’informations fiscales, moins de dix pays l’ont fait ou sont sur le point de le faire à la date d’aujourd’hui, ce qui est l’une des raisons principales du retrait des grandes banques de la place du continent africain ces trois/quatre dernières années. L’argent est donc là, le potentiel incontestable, mais il appartiendra à chaque pays de définir son chemin.

Dernière question, plus personnelle, votre carrière est très orientée vers l’Afrique depuis de nombreuses années. D’où vous vient cet intérêt pour le continent africain ?

C’est une question plus intime en effet. Il y a deux éléments comme souvent qui expliquent un parcours, le subliminal et le réel. L’élément subliminal est que ma mère, mon grand-père, mon arrière-grand-père et mon arrière-arrière grand-père sont nés en Afrique du Nord. J’ai donc été bercé tout petit par des histoires familiales, des anecdotes, des cartes. Il y avait au profond de moi-même, une envie un jour de passer de l’autre côté de la Méditerranée. Et l’un de mes fils y est né. Le deuxième élément est que je suis d’une génération de diplômés qui, à la fin des années 90, n’allait pas étudier en Afrique. Le continent connaissait un certain nombre d’affres, de la guerre au Rwanda aux guerres civiles et aux enfants soldats. Le narratif n’était pas bon. En mai 2000, The Economist dans sa première page, avait même qualifié l’Afrique de « hopless continent », le continent sans espoir. Par ailleurs, à ce moment tous les regards se tournaient vers les nations émergentes asiatiques et vers l’Europe de l’Est, après la fin de la guerre froide. Je ne suis pas allé en Afrique, mais cette dichotomie m’a interpellé car un continent aussi riche et diversifié ne pouvait être ainsi caricaturé.

J’ai donc voulu très tôt y aller, et me mettre sur des sujets professionnels en lien avec le continent au tournant du millénaire. Cela ne m’a jamais quitté depuis. J’y ai ainsi vécu quelques années lorsque j’ai travaillé à la Banque africaine de développement et je me suis rendu au total dans 40 pays sur 54. Au-delà de cet intérêt professionnel, il y a aussi une forme de conscience historique. Quand on parle de lien et de destins communs, c’est quelque chose que je partage entièrement. La Chine, l’Inde, les Etats-Unis peuvent avoir des intérêts commerciaux évident vis-à-vis du continent, l’Europe a non seulement des intérêts stratégiques, mais aussi une frontière pour ainsi dire commune, qui montre que le succès ou l’échec des deux continents sont étroitement corrélés. Nous avons une histoire et un avenir en commun incontestable.

« L’Europe a non seulement des intérêts stratégiques, mais aussi une frontière pour ainsi dire commune, qui montre que le succès ou l’échec des deux continents sont étroitement corrélés. Nous avons une histoire et un avenir en commun incontestable. »

Parution dans JMA. en mars 2022

Benoît Chervalier
Benoît Chervalier est banquier d’affaires, enseignant à Sciences Po Paris sur le financement des économies africaines et à l’ESSEC sur le financement privé en Afrique. Spécialiste des questions de dettes et de financements sur le continent, il bénéficie d’une large expérience exécutive auprès de grands groupes industriels (Airbus) et bancaires (Rothschild), après avoir mené une première partie de sa carrière pendant une dizaine d’années dans le secteur public, en particulier à la Direction générale du Trésor en France et à la Banque africaine de développement où il dirigea le département chargé des financements concessionnels et le Comité chargé des finances du Groupe de la Banque.