Interview de Philippe Varin

15.04.2022 - Éditorial / Interviews

Invité d’honneur d’un petit déjeuner-débat organisé par ESL & Network et le groupe ADIT ce jeudi 14 avril, Philippe Varin a pu présenter aux grands patrons, ministres et senior partners présents, une synthèse du « rapport Varin », sur la sécurisation de l’approvisionnement de l’industrie en matières premières minérales, remis en janvier 2022 à la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, et à la ministre déléguée chargée de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher. Ce rapport, qui lui avait été confié en septembre 2021, est axé en particulier sur les métaux stratégiques des batteries (nickel, cobalt, lithium) et des aimants (terres rares).

 

Quels sont les principaux enjeux en matière de métaux stratégiques pour la France et l’Europe ?

 En 2021, la consommation moyenne de métaux par européen s’est fixée autour de 20 tonnes. Sur les 30 prochaines années, nous allons extraire de la planète autant de matière que depuis la naissance de l’humanité. Il y a donc ici des enjeux prégnants en matière d’approvisionnement, de souveraineté, et bien sûr d’écologie. Le Global Resources Outlook des Nations Unis évalue à 50% des émissions mondiales de gaz à effet de serre la part qui est due à l’extraction et à la transformation des chaînes de matériaux.

Les métaux stratégiques sont donc des éléments clés de la transition écologique et sont omniprésents dans le plan de décarbonation global. L’enjeu est d’y parvenir sans passer d’une dépendance aux énergies fossiles à une dépendance aux métaux stratégiques. S’il faut décarboner les usages, il faut aussi décarboner les matériaux. Cela concerne l’ensemble des secteurs d’usage et pas seulement ceux de la mobilité (30% des émissions de gaz à effet de serre) : les logements représentent 20% des émissions – tout comme l’agriculture –, le digital 4%, ce qui est déjà davantage que l’aéronautique (1%), et représentera 6 à 8% en 2025. Tous ces secteurs constituent autant de problématiques où les matériaux font partie de la solution.

Pour cela, il est crucial que nos décideurs publics aient une connaissance approfondie des impératifs de la transition écologique. Les objectifs de décarbonation pour la France sont clairs : passer de 450 à 80 millions de tonnes de CO2 d’ici 2050 et développer des puits de carbone pour capter ces 80 millions restants et ainsi atteindre le Net Zero. Pour mener ce projet national à bien, je considère notamment qu’il faut impérativement regrouper la gestion des questions industrielles et énergétiques sous la même tutelle et ne pas les traiter indépendamment.

La mission qui m’a été confiée par l’Etat, est de proposer les mesures de soutien que l’on peut apporter aux industriels français pour assurer de manière sécurisée leur approvisionnement en métaux stratégiques.

Comment tenez-vous compte des questions géopolitiques et de gouvernance mondiale dans ce rapport ?

La problématique transversale de l’approvisionnement en métaux stratégiques s’inscrit effectivement dans une situation géopolitique particulière, dans laquelle la Chine a pris le contrôle de 40% à 60% des chaînes de valeur du nickel, du cobalt et du lithium, 90% pour les aimants ou 100% pour le graphite ultra pur. En Afrique, la Chine, avec l’initiative « belt and road » et la Russie sont en action pour contrôler une partie significative des mines du continent, et l’Europe risque de se voir écartée de ces actifs stratégiques dans un contexte de guerre froide. Cela fait craindre d’importantes pénuries de matières premières minérales, notamment pour les batteries utilisées dans les solutions de mobilité et actuellement produites en grande majorité par la Chine, Un autre exemple est le lithium très présent en Amérique latine, dont les gouvernements basculent de plus en plus à gauche et font redouter des nationalisations d’entreprises.

A l’heure du cycle de politiques européennes pour le climat « Fit for 55 » et alors que l’Europe devra importer 70% de ses métaux stratégiques, de vraies réflexions et actions doivent donc être menées, d’autant plus que la Chine a pris 20 ans d’avance et que les États Unis ont réagi au cours des cinq dernières années. Pour les batteries des voitures électriques, 38 projets de gigafactories ont été annoncés pour faire émerger une réelle filière en Europe. Néanmoins, dans ces batteries, il y a des matériaux produits en Chine et partout dans le reste du monde. Aujourd’hui et pour la première fois, les constructeurs automobiles sont amenés à contracter directement les matériaux auprès des opérateurs miniers pour porter le risque d’engagement sur des volumes importants et pour longtemps. Elon Musk a d’ailleurs été le premier à passer des contrats de 10 ans auprès de ces opérateurs.

Tous ces enjeux sont renforcés par la croissance explosive de la demande de ces matières, attendue sur les 10 prochaines années : à horizon de 10 ans, la demande de cuivre sera multipliée par 2, celle du nickel par 3, celle des terres rares par 3 ou 4 et celle du lithium par 4. Il faut donc mettre en place des mécanismes incitatifs pour encourager les entreprises à sécuriser les approvisionnements en métaux et ainsi assurer notre autonomie stratégique.

Quelles recommandations préconisez-vous dans votre rapport pour faire face à ces enjeux ?

 A travers ce rapport, je fais 3 recommandations majeures à nos décideurs.

La première concerne la sécurisation de l’approvisionnement des métaux stratégiques par la création d’un fonds d’investissement privé – qui peut englober des acteurs publics – pour prendre des participations minoritaires en fonds propres dans des actifs miniers de métaux stratégiques, sur l’exemple des Etats-Unis ou du Japon. Ce fonds doit être soutenu par une diplomatie des métaux, c’est-à-dire par une couverture diplomatique efficace avec des objectifs précis. L’Etat y travaille. Ce fonds serait un outil de promotion des normes européennes de mine responsable et serait une composante forte d’un nouveau partenariat avec des pays émergents riches en ressources.

Deuxièmement, j’insiste dans ce rapport sur le fait qu’il faut saisir l’opportunité de localiser en France les opérations de transformation des métaux entre les mines et les Gigafactory. La plateforme de Dunkerque est un très bon exemple qu’il faut soutenir pour en faire un pôle central de transformation de ces métaux stratégiques. La situation est idéale, avec 3 gigafactories à proximité, un port de commerce stable et compétitif, une électricité compétitive et décarbonée et un parc industriel qui n’attend que ça. Il faudra également développer sur le site de Lacq un site démonstrateur de recyclage d’aimants. Le recyclage permettrait d’assurer jusqu’à 20% de l’ approvisionnement des besoins européens.

Enfin, le rapport soulève un point en lien avec la présidence française de l’Union Européenne : celui de la taxonomie européenne. Il faut réouvrir des mines en Europe, mais il y a deux obstacles. D’abord, les mines doivent faire partie de la taxonomie européenne, sans quoi nous ne pouvons pas attirer d’investisseurs. Deuxièmement, il y a un sujet d’opinion publique puisque la mine détient historiquement une mauvaise image. C’est en ce sens que les industriels développent le concept de « mine responsable », dont les standards seront définis par les miniers en lien avec les impératifs des utilisateurs, et en cohérence avec le règlement « batteries » en cours d’élaboration par l’Union Européenne.

Vous animez une cellule de crise sur l’Ukraine en ce qui concerne les matériaux stratégiques. Que pouvez-vous d’ores et déjà dire de l’impact du conflit russo-ukrainien sur la capacité de nos filières françaises à s’approvisionner en métaux stratégiques ?

 Nos entreprises sont effectivement exposées au risque de pénurie de certains métaux stratégiques. L’aéronautique est la filière la plus exposée puisqu’elle nécessite beaucoup de titane, dont la fourniture rencontre beaucoup de problèmes logistiques. Heureusement, le marché aéronautique n’est pas actuellement en plein boom. Pour les autres filières exposées à de tels risques, comme l’automobile pour le palladium ou le platine, il sera possible de s’en sortir par un pilotage logistique serré et en utilisant des matériaux de substitution. En résumé, à ce stade, il y a des tensions logistiques fortes, mais pas de disruption désastreuse.

Néanmoins, certains enseignements sont à tirer de ce drame géopolitique. Premièrement, les filières industrielles exposées doivent établir une cartographie de criticité sur toute la chaîne d’approvisionnement pour anticiper de tels chocs externes. Nous devrions nous imposer une règle stricte de ne pas n’admettre par exemple, que l’on ait plus de 25% de nos approvisionnements issus d’une même région du monde. Ensuite un stockage stratégique de certains matériaux critiques en petite quantité (tels le gallium ou le germanium) est également à examiner. Enfin, le conflit amène les industriels à accélérer les efforts de recyclage, même si pour les batteries l’impact ne soit attendu qu’à un horizon de 10 à 15 ans. Et bien sûr de consacrer des efforts de R&D pour chercher des options de substitution en matériaux non critiques pour la construction des batteries.

Philippe Varin
Philippe Varin est un ancien élève de l’École Polytechnique et de l’École des Mines de Paris. Il rejoint le Groupe Péchiney en 1978 où il occupe différents postes de direction avant d’être nommé en 1995 Directeur de la Division Rhenalu, puis Directeur Général du secteur Aluminium et membre du Comité Exécutif du Groupe en 1999. En 2003, il rejoint le groupe sidérurgique anglo-néerlandais Corus en tant que CEO. Il est ensuite nommé Président du Directoire de PSA Peugeot Citroën en juin 2009, qu’il quitte en juin 2014. Il préside dès lors le Conseil d’Administration d’Areva, puis celui d’Orano, pour enfin présider le Conseil d’Administration de Suez en mai 2020. Philippe Varin est également connu pour avoir présidé jusqu’en novembre 2020 l’organisation professionnelle France Industrie. Il est par ailleurs Chevalier de l’ordre national du Mérite, Officier dans l’ordre national de la Légion d’honneur et Commander of the British Empire.