Guerre en Ukraine : Pourquoi la Chine fait-elle le choix de l’ambivalence ?

11.03.2022 - Regard d'expert

Dans la déclaration conjointe publiée à l’occasion de leur rencontre à Pékin le 4 février dernier, Xi Jinping et Vladimir Poutine disaient de l’amitié entre les deux pays qu’elle était « sans limites », ne s’interdisant aucun « domaine de coopération ». Il y a quelques jours encore, alors que les combats font rage aux portes de la capitale ukrainienne, Wang Yi, Ministre des Affaires Etrangères chinois, qualifiait la relation russo-chinoise de « solide comme un roc ». Ces déclarations couronnent plusieurs décennies de rapprochement stratégique entre les deux pays visant à constituer un nouveau tandem pour contrer l’influence des Etats-Unis.

Dans ce contexte, l’abstention de Pékin – au lieu d’un véto supposé – lors du vote sur la résolution contre l’offensive russe en Ukraine proposée par le Conseil de Sécurité de l’ONU le 25 février a dévoilé un soutien chinois moins indéfectible qu’annoncé, révélateur d’une position plus ambivalente qu’anticipée.

Comment expliquer ce « silence stratégique » chinois qui se refuse à une condamnation claire ou à un soutien franc à la Russie ?

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le rapprochement politique et diplomatique sino-russe s’accélère entre deux pays unis par la perception d’une même menace américaine sur leurs théâtres respectifs (Asie Pacifique pour la Chine et Europe de l’Est pour la Russie) ainsi qu’une volonté commune de changer le rapport de force avec l’Occident. Le point d’orgue de cette logique de rapprochement s’est matérialisé lors de la signature du « partenariat stratégique » sino-russe à l’occasion de la rencontre des deux chefs d’Etat en février, qui se traduit avant tout par une collaboration économique étroite. L’invasion de l’Ukraine n’a pas porté de coup d’arrêt à cette collaboration puisque Pékin a annoncé l’accord entre le Russe Gazprom et le chinois CNPC pour la construction du gazoduc Power of Siberia 2 d’une capacité anticipée allant jusqu’à 50 milliards de mètres cubes de gaz par an, l’accord entre le Russe Rosneft et CNPC pour fournir 100 millions de tonnes de pétrole à la Chine sur 10 ans, et la levée le 25 février de toutes les restrictions sur les importations de blé russe. La Chine réaffirme par ces contrats sa volonté d’accompagner la stratégie russe de « pivot vers l’Asie » annoncée par Vladimir Poutine en 2012.

Bien qu’une Russie affaiblie par les sanctions économiques et le coût de la guerre n’ait qu’une valeur stratégique limitée pour la Chine en tant que partenaire, elle est vue par Pékin comme une source d’opportunités économiques immédiates. Au-delà des contrats de fourniture de matières premières et énergétiques, des discussions sont en cours entre plusieurs banques russes et la Chine sur l’utilisation de la plateforme chinoise UnionPay à la suite de l’arrêt des activités de Visa et Mastercard en Russie, premier palier de la vassalisation d’une Russie qui pourrait devenir à terme le junior partner d’une Chine tirant profit de l’isolation grandissante de son « partenaire stratégique ».

Sur un plan géostratégique, la Chine pourrait aussi tirer parti de l’affaiblissement de la Russie et de la démonstration de lacunes de son armée en Ukraine pour rebattre les cartes dans les pays d’Asie centrale – chasse gardée historique de la Russie – sur lesquels la Chine avance ses pions prudemment depuis plusieurs années dans le cadre du projet des Nouvelles Routes de la Soie.

Toutefois, la Chine a nécessairement conscience que l’Union européenne et les Etats-Unis sont des partenaires économiques plus précieux que la Russie sur le long terme. D’une part, la complémentarité des économies chinoises et russes est limitée. Se priver de partenaires économiques occidentaux serait contre-productif dans un contexte de montée en gamme de la production chinoise sur les secteurs identifiés comme stratégiques au sein du plan Made in China 2025 (nouvelles énergies, semi-conducteurs, biotechs, etc.).

D’autre part, le changement stratégique souhaité par la Chine – d’un modèle de croissance tiré par les exportations à un modèle de croissance basé sur la consommation intérieure –  connaît des débuts peu concluants compte tenu de l’atonie de la croissance de la consommation chinoise (+1.7% entre décembre 2020 et décembre 2021), révélant la dépendance chinoise aux exports, notamment vers les Etats-Unis et l’Union européenne, deux des plus importants partenaires commerciaux de la Chine.

Par ailleurs, l’année 2022 est une année cruciale dans le calendrier politique chinois, puisqu’elle doit voir Xi Jinping accéder sans encombre au Congrès du Parti Communiste chargé d’entériner son troisième mandat. La rhétorique gouvernementale insiste justement ces dernières années sur les concepts de « stabilité économique », de « non-disruption » des chaînes de valeur et de l’approvisionnement en matières premières, de « prospérité commune », ce qui pousse le pouvoir politique à tout faire pour éviter une instabilité économique et sociale à quelques mois du Congrès. Pékin est donc davantage concentré sur l’envol des prix des matières premières et de l’énergie à court terme que sur les potentielles retombées économiques de projets énergétiques sino-russes qui ne verront le jour qu’à moyen terme, et ce avec d’autant plus de prudence qu’un courant chinois qualifié de « nationaliste » au sein des sphères décisionnelles se revendique ouvertement en faveur de Poutine et de ses méthodes. Lorsque Didi, le « Uber chinois » a annoncé  la semaine dernière qu’il se retirait de Russie en raison des circonstances, il a dû revenir sur sa décision, vraisemblablement sous la pression de ces cercles.

Aujourd’hui, la Chine se retrouve donc dans une position d’équilibriste dans laquelle elle s’efforce de demeurer un partenaire fiable pour Moscou tout en veillant à ne pas passer aux yeux des Occidentaux pour une partie du problème. Elle met d’ailleurs déjà en place des mécanismes de prévention d’éventuelles sanctions économiques occidentales qui pourraient lui être infligées par ricochet. Dans ce contexte, deux des plus importantes banques d’Etat chinoises (Bank of China, ICBC) ont annoncé qu’elles allaient réduire le financement pour l’achat de matières premières russes, anticipant d’éventuelles sanctions.

Dès lors, devant la mobilisation occidentale contre son « partenaire stratégique », la Chine devrait dans les prochains mois accélérer sa stratégie d’autosuffisance, notamment par un renforcement des initiatives monétaires visant à internationaliser le RMB puisque la Chine est encore largement dépendante des monnaies occidentales dans ses transactions. A titre d’exemple, selon les chiffres de la Banque Centrale de Russie citée par le Financial Times, durant les 9 premiers mois de l’année 2021, la Russie et la Chine conduisaient encore 36.6% de leurs transactions commerciales en dollars et 47.6% en euros. Or, la guerre en Ukraine, qui a provoqué un effondrement du rouble, n’a que très peu affecté le RMB resté stable, ce qui pourrait accélérer les ambitions chinoises d’internationalisation du RMB engagée depuis deux décennies. Au-delà de l’indépendance monétaire, l’actuelle instabilité mondiale ne fera que renforcer la stratégie chinoise déjà amorcée d’indépendance agricole, énergétique, en matières premières, etc. et de reprise de contrôle de ses chaînes de valeurs internationalisées, ce qui pourra à terme impacter ses partenaires commerciaux étrangers.

Paul Villeger
Expert Chine sinisant, Paul Villeger est consultant au sein du China Desk de l'ADIT. Dans ce cadre, il intervient sur de nombreuses missions d’accompagnement de groupes français en Chine, notamment dans le décryptage des stratégies sectorielles chinoises (énergies, matières premières, transports, agro-alimentaire) et l’identification des risques et opportunités business.