Désirs d’Europe

04.03.2022 - Éditorial

L’agression brutale de Vladimir Poutine et de l’armée russe violant la souveraineté de l’Ukraine et pénétrant depuis 7 jours sur son territoire nous conduisent à vous présenter ce numéro spécial où différents experts de notre groupe et partenaires, vous proposent des analyses pour vous permettre d’y voir plus clair. Pour des générations qui, comme la mienne, n’ont pas connu la guerre, ce conflit en Europe entre une grande puissance nucléaire, la Russie, et l’un de ses voisins immédiats, l’Ukraine, ouvre une période de doutes, de craintes et d’incertitudes, sans précédent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Je n’oublie pas que mon grand-père, originaire d’une petite bourgade du nom de Zolotonosha dans la région de Tcherkassy, a quitté l’Ukraine à l’âge de 18 ans au début du vingtième siècle, quelques années avant la révolution russe. Il y a laissé sa famille qui, pour partie et pour échapper aux armées allemandes en 1942, s’est réfugiée en Russie, alors que les autres, survivants de la Shoah, ont émigré en Israël lors de la chute de l’empire soviétique. C’est dire que cette terre et ce conflit parlent à toutes les fibres de mon corps.

Le sentiment national ukrainien a connu ses prémices au XIIème siècle. Mais il a fallu attendre la seconde moitié du XIXème siècle pour qu’il commence à avoir une traduction politique coincée entre les deux grands empires austro-hongrois d’un côté et russe de l’autre. C’est d’ailleurs au moment de la disparition de ces deux empires en 1918 que les premiers Etats ukrainiens sont apparus, sans arriver à s’imposer lors de la Conférence de la Paix en 1919 où l’Ukraine se trouve partagée entre la Pologne et la Russie. La véritable indépendance de l’Ukraine date de 1991 et donc de la chute de l’URSS sans que l’unité nationale ukrainienne ne soit totale dans ce partage de langues, d’influence, d’histoire, de conquêtes et d’invasions.

Et c’est là tout le paradoxe, le premier effet de l’agression de Poutine est de solidifier et de donner une âme à la nation ukrainienne, incarnée par son Président qui révèle dans les épreuves un courage et une détermination insoupçonnés. Les bombes russes atteignent les régions russophones comme les régions de langue ukrainienne. L’Ukraine, même si elle est vaincue militairement sous la puissance de feu de l’armée russe en dépit d’une résistance farouche, sera demain plus forte et plus soudée qu’elle ne l’a jamais été.

Le deuxième effet est clairement la prise de conscience et la rapidité de la réaction européenne. C’est probablement pour Poutine une surprise qu’il n’anticipait pas. Poutine a perdu dès les premiers jours la bataille de la communication internationale. Contrairement à ses messages de désinformation relayés complaisamment par quelques hommes et femmes politiques dont nous avons quelques beaux spécimens en France, sa défaite d’image, la condamnation quasi unanime et mondiale de son intervention, ne sont pas la victoire de l’OTAN et donc d’une alliance militaire, c’est d’abord la victoire de l’Union européenne, de ses valeurs, de sa solidarité. La Russie, comme d’ailleurs la Chine et les Etats-Unis, n’ont jamais aimé l’Europe. La Russie a toujours préféré les relations bilatérales, négligeant, humiliant même parfois, les représentants de l’Union européenne. Ce n’était pas parce qu’elle considérait l’Europe comme faible ou inexistante, ce qui a pourtant été parfois le cas, mais c’est parce que la Russie se méfiait et se méfie toujours de la force d’attractivité que l’Union européenne représente pour les pays d’Europe de l’Est.

Poutine vient de commettre une erreur qui s’avérera extrêmement dommageable pour la Russie. Son acte de force se révèle finalement un aveu de faiblesse. La Russie ne peut arrimer ses satellites que par la contrainte, la peur, la corruption. Le soft power russe est un échec patent, en particulier à travers ce qui se passe en Ukraine. Je ne sais pas ce qu’il adviendra de ses tentatives de développer son influence sur d’autres continents et notamment l’Afrique. Mais en Europe, la guerre en Ukraine va sonner le glas de ses ambitions. Rien d’étonnant dès lors que la Géorgie annonce hier soir qu’elle ait officiellement déposé sa candidature pour intégrer l’Union européenne. Et l’agression russe va évidemment renforcer le sentiment d’appartenance à l’Union européenne des pays de l’ancien bloc soviétique – Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Pays Baltes, Roumanie, Bulgarie… – qui sont au moins sûrs d’une chose, c’est qu’ils ne veulent pas connaître un jour le retour sous le joug de la Russie.

Le troisième effet de ces 7 jours qui viennent de changer le paysage du continent européen est beaucoup plus inquiétant. D’abord, sauf miracle et retournement de situation, en dépit d’une victoire morale éclatante et d’un respect immense ainsi que d’une solidarité internationale impressionnante, le peuple ukrainien ne peut pas gagner cette bataille. Personne ne veut envoyer de troupes et risquer un conflit mondial pour l’Ukraine. On peut le déplorer mais c’est un fait. Mais cette guerre montre que les limites de ce que l’Europe peut supporter collectivement sont sans doute atteintes. Les pays neutres (Suède, Finlande) ne le sont plus. L’Allemagne a décidé de reprendre son destin militaire en main. L’Europe de la Défense est désormais possible et sera un des enjeux importants de ces prochains mois et de ces prochaines années sans que l’OTAN ne soit amenée à disparaître. Tout ceci va créer sur le continent européen une période longue de tensions et de risques. Tout incident aux frontières demain ou après-demain est susceptible de produire des étincelles que personne ne souhaite mais que personne n’est en mesure de prévenir non plus. Nous allons avoir besoin de dirigeants aux nerfs solides en Europe pour affronter cette période de risques. L’Union européenne doit être à la hauteur des enjeux et des espérances qu’elle fait naître ici et ailleurs. Elle doit se sentir forte de ses valeurs, de sa puissance économique mais doit maintenant assumer d’être une puissance tout court avec les attributs régaliens que cela nécessite, notamment en matière de défense.

Emmanuel Macron a eu raison jeudi soir de dire que nous n’étions pas en guerre contre la Russie. Poutine, son entourage, ses successeurs que l’on souhaite le plus rapidement possible, sont-ils capables de revenir à un autre comportement, de s’asseoir à la table des discussions et de contribuer du coup à rétablir un autre climat ? Je ne le crois pas pour ma part, en tout cas pas dans un proche avenir. La guerre en Ukraine ouvre donc une période nouvelle, inquiétante pour la stabilité de l’Europe, à laquelle il va falloir, autorités publiques et entreprises, s’adapter.

Alexandre Medvedowsky
Alexandre Medvedowsky est un ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration (promotion Denis Diderot, 1984-1986). Magistrat au Conseil d’Etat à partir de 1986, il siège au cabinet de Laurent Fabius alors président de l’Assemblée Nationale de 1990 à 1992. De 1998 à 2001, il est professeur associé à l’Université d’Aix-Marseille III et enseigne à l’IEP de Paris jusqu’en 2006. Il a été conseiller des Bouches-du-Rhône de 1998 à mars 2015. Nommé conseiller d’Etat en juillet 2001, il rejoint ESL & Network Holding la même année et intègre le Directoire d’ESL & Network Holding, dont il est nommé président le 1er janvier 2013. Il a été élu président du SYNFIE, le syndicat français de l’intelligence économique en mai 2014.