« Avec l’irruption de Wagner au Mali, nous assistons à l’apparition d’une espèce de Far West des relations internationales »

14.01.2022 - Regard d'expert

Alors que les États se comportent comme des bandes et les bandes comme des États, il faut croire que Bamako a perdu de son jugement pour penser que 1 000 mercenaires pourront rétablir la sécurité, là où 30 000 soldats piétinent, estime, dans une tribune au « Monde », le général Didier Castres.

L’irruption de la société militaire privée russe Wagner dans des pays en crise, comme au Mali, n’est qu’un des avatars d’un mouvement plus général. En réalité, nous assistons à l’apparition d’une espèce de Far West des relations internationales sous l’effet conjugué de deux facteurs. Le premier est l’affaiblissement du droit, sa contestation, ou l’incapacité des États qui sont chargés de sa mise en œuvre à le faire respecter. Le second est l’émergence de nouveaux espaces de conflictualité : aux dimensions classiques du champ de bataille « Terre-Air-Mer » viennent s’ajouter l’espace, le cyberespace et, bien sûr, le champ informationnel.

La conjonction de ces deux tendances crée une nouvelle « aire de jeu » stratégique : des zones grises dans lesquelles certains de nos compétiteurs mettent en œuvre une nouvelle grammaire de l’hégémonie à travers des stratégies hybrides. Ces stratégies sont fondées sur quelques principes simples et désormais observés : l’irrevendicabilité (« plausible deniability », « déni plausible ») ou le fait de nier la responsabilité d’une action, la réversibilité des actions, la désinhibition dans l’emploi de la force, la mise en œuvre de stratégies qui combinent tous les leviers de la puissance et un engagement qui reste sous le seuil estimé de réaction des concurrents potentiels. En fait, dans ce nouveau Far West, nous observons des États qui se comportent comme des bandes en faisant agir pour leur compte des intermédiaires, et des bandes qui se comportent comme des États ; le cas de Daech est bien sûr le plus significatif.

Dans ces zones grises et pour ce qui concerne les pays occidentaux, l’action affichée et revendiquée des États est parfois disproportionnée en matière de coûts, de réputation, d’impacts diplomatique et financier, tandis que les stratégies dites « indirectes » sont insuffisamment signifiantes. Du coup, ne disposant pas des capacités « intermédiaires » pour investir ces zones, nous sommes souvent dans une logique binaire du « tout ou rien », et, souvent, c’est le rien qui l’emporte et laisse le champ libre à nos compétiteurs. Il nous faut surmonter le paradoxe entre la performance sans éthique reprochée à Wagner et l’éthique sans performance dans laquelle nous nous drapons.

Crimes de guerre

C’est dans ce contexte qu’il faut évoquer la question de Wagner. En fait, Wagner ressemble à s’y méprendre aux Grandes Compagnies de la fin du Moyen Age : des mercenaires aux ordres du plus offrant – là, visiblement, il s’agit de Moscou – et vivant par le pillage des populations ou des pays traversés. D’ailleurs, sans que l’on puisse en imputer la responsabilité formelle à Wagner, les horreurs et les exactions que l’on découvre dans le sillage de cette bande en Centrafrique n’ont rien à envier à celles pratiquées par les Ecorcheurs du temps passé : 20 civils assassinés dans l’enceinte de la mosquée de Bambari en février 2021, un corps démembré et brûlé à Kaga-Bandoro en mai et l’arrestation de 9 civils torturés et tués à coups de baïonnette en septembre. J’arrête là cette macabre litanie, mais ce ne sont pas moins de 200 exactions qui ont été recensées depuis décembre 2020. D’ailleurs les Nations unies ont manifesté leur inquiétude concernant les agissements de Wagner, tandis que l’ONG The Sentry l’a accusée de crimes de guerre.

Il y a aussi un autre champ dans lequel on prête beaucoup à Wagner, c’est bien sûr le champ informationnel et le développement d’un sentiment anti-français en zone sahélienne. On ne prête qu’aux riches mais ne prêtons pas tout à Wagner. Il y a bien sûr d’autres acteurs qui ont intérêt à cette campagne : à commencer, peut-être et d’abord, par ceux qui cherchent des boucs émissaires pour masquer leurs propres manquements et incapacité à mettre un terme aux violences que connaissent les populations.

Ensuite, ne croyons pas que les manifestations à Bamako sont spontanées : un manifestant de moins de 15 ans s’achète 1 000 CFA, c’est-à-dire 1,50 euro, un adulte coûte de 2,50 à 3 euros. Il en coûtera 7 500 euros pour remplir le stade Modibo- Keïta et 15 000 euros pour remplir la place de l’Indépendance à Bamako. A ce prix et compte tenu de la misère dans laquelle vivent les populations, les gens portent le drapeau qu’on leur tend et brûlent celui qu’on leur désigne. Et, assez bizarrement, il semblerait que les organisateurs de ces manifestations fassent souvent un aller et retour à Bangui dans les semaines précédentes.

Rumeurs invraisemblables

Enfin, il faut évidemment compter avec l’effet multiplicateur des réseaux sociaux, qui transmettent comme une traînée de poudre les rumeurs les plus invraisemblables. Par exemple, le très grave accident d’hélicoptères survenu le 25 novembre 2019, dans lequel ont péri 13 soldats français, a été décrit comme un simulacre destiné à extraire discrètement « l’or volé au Mali » dans les cercueils des « faux morts ». Une opinion vaut un fait ; l’avis d’un individu vaut l’enquête d’une ONG impartiale. En fait, nous devons lutter contre le pouvoir égalisateur des réseaux sociaux.

Enfin, s’agissant de l’arrivée à Bamako de « formateurs russes » [le terme employé par le pouvoir malien pour démentir l’arrivée des mercenaires], quelle que soit la bannière sous laquelle ils s’engagent et sans présumer des conséquences économiques et diplomatiques quasi immédiates qui surviendront en réaction, deux réflexions affleurent. La première est qu’il faut que les autorités de transition à Bamako aient perdu beaucoup de leur jugement pour croire que, avec 1 000 hommes, Wagner résoudra la question de la sécurité au Mali, là où environ 30 000 soldats piétinent. L’exemple de la province de Cabo Delgado, au Mozambique, quittée par Wagner après quelques mésaventures, et celui de son bilan en République centrafricaine devraient être dans tous les esprits.

La seconde réflexion concerne la souveraineté du Mali, que les autorités maliennes brandissent à tour de bras et à tout bout de champ. Comment peut-on parler sérieusement de souveraineté lorsque l’on s’apprête à confier ce qu’il y a de plus souverain et régalien – sa sécurité rapprochée et celle de ses institutions – à une troupe de mercenaires étrangers…

Par la décision de ses dirigeants, le Mali vient de sauter dans l’inconnu.

Parution dans Le Monde le 4 janvier 2022

Didier Castres
Le général d’armée (2S) Didier CASTRES est un ancien élève de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr (promotion Montcalm 1980 – 1982). Après un début de carrière classique pendant lequel il alterne affectations en France, à l’Étranger et en opérations extérieures, il rejoint l’Élysée en 2005. Dès lors et pendant plus d’une dizaine d’années, il est impliqué dans la gestion des crises internationales dans leur dimension militaire : à l’Élysée avec les présidents Chirac et Sarkozy puis comme chef du centre de planification et de commandement des opérations (CPCO) à l’état-major des armées et enfin comme sous-chef d’état-major chargé des opérations au ministère de la défense. Après avoir quitté l’institution militaire, il crée en 2020 un cabinet de conseil (DC TARHA CONSEIL) dans le domaine de la défense et de sécurité nationale dont les services sont essentiellement destinés aux États africains. En 2020, il rejoint le cabinet ESL & Network en tant qu’associé senior.