Interview de Bruno Mettling par Alexandre Medvedowsky

01.10.2021 - Regard d'expert

Bruno Mettling est président fondateur de Topics, cabinet de conseil spécialisé dans la transformation sociale et digitale. Auparavant, il a eu une longue expérience, initialement dans le secteur public puis, à partir des années 1990 en entreprise. Inspecteur des Finances, ses principales activités dans l’administration ont concerné la Direction du Budget jusqu’à la fin des années 80 suivies de plusieurs expériences en cabinets ministériels (affaires sociales, emploi et économie, finances). S’agissant de ses activités en entreprise, elles ont concerné le groupe La Poste, la Caisse Nationale des Caisses d’Epargne en 2004 puis le Groupe Banque Populaire en 2006 (Directeur général adjoint puis Directeur général délégué) et enfin France Télécom Orange en 2010 (DGA du Groupe en charge des Ressources Humaines puis de l’Afrique et du Moyen Orient). Il préside depuis 2018 le Conseil d’Administration d’Orange Middle East and Africa et est administrateur d’Air France, Président du Comité d’Audit.

La crise sanitaire et le recours massif au télétravail changent-t-il durablement le rapport au travail dans l’entreprise et est-ce quelque chose de durable ou plutôt de conjoncturel ?

Ce mouvement de développement du télétravail s’inscrit dans quelque chose de beaucoup plus profond et beaucoup plus large que le simple télétravail, c’est la transformation numérique du travail. Il y a cinq ans, j’avais remis à la Ministre [Myriam El Khomri] un rapport sur la transformation du travail. C’était le regard croisé des organisations professionnelles au niveau national, du MEDEF à la CGT, et des experts du numérique. On avait déjà, à ce moment-là, pointé un certain nombre de très gros enjeux de transformation du travail dont le développement du télétravail. La crise est donc venue accélérer, et sans doute gagner de nombreuses années dans le développement du télétravail, qui s’inscrit, rappelons-le, plus globalement dans cette transformation numérique du travail.

Donc c’est vraiment structurel et ça n’a été qu’une accélération ?

C’est une accélération, le mouvement de fond était entamé. Il y a alors deux messages derrière. Le premier évidemment est que l’idée d’aller contre le retour au monde d’avant est une stratégie perdante. A l’inverse, dans cette fameuse mission d’il y a cinq ans, on avait alerté sur le fait que cette transformation numérique du travail représente certes des opportunités, mais qu’elle est aussi porteuse de risques absolument majeurs. Pour bien la gérer, il faut donc pointer avec la même exigence les formidables opportunités qu’elle requiert que les risques dont elle est porteuse. Ce rendez-vous d’après-crise, c’est un rendez-vous vérité parce qu’il faut mettre en place des organisations stabilisées, ce fameux travail en mode hybride vers lequel on va, sans avoir l’espèce de nostalgie du monde d’avant mais à l’inverse sans être ingénu et ne pas anticiper un certain nombre de risques dont le tout-télétravail serait porteur.

Cela répond un peu à ma deuxième question… J’ai été très frappé dans les rencontres que j’ai eues ces dernières semaines avec des patrons de grands groupes, comme Orange, La Poste, SNCF, etc. – de grands groupes publics, privés –, et qui me disent que depuis le mois de novembre de l’année dernière, il y a eu une perte de contact physique pendant de très long mois avec des centaines de collaborateurs. Les patrons s’interrogent alors beaucoup sur la capacité d’abord de redonner l’envie à ces gens-là de revenir travailler dans le siège et sur la capacité de recréer des liens professionnels après tout cela. Il y a quand même une vraie interrogation sur le fait de se dire que dans cette période, on a quand même perdu beaucoup de liens physiques, sociaux, professionnels, avec nos collaborateurs, comment est-ce qu’on fait pour réinventer une manière de travailler efficace ?

Déjà, il faut effectivement poser un nouveau cadre qui n’est pas le tout-télétravail, qui est, je le rappelle, une situation liée à une crise sanitaire. Il faut donc vraiment que les entreprises soient claires aujourd’hui et qu’elles redonnent la règle du jeu qui n’est pas de construire le tout-télétravail, mais d’aller vers de nouvelles organisations du travail dans un modèle hybride avec des temps de télétravail et des temps de présentiel. C’est le premier élément : la nécessité d’un message clair de la part des entreprises.

Le deuxième message, il est de donner du sens à la présence au bureau et au télétravail. Avec les entreprises que topics accompagne et qui préparent une nouvelle organisation du travail hybride, nous avons une réflexion par activité. Quelles activités au bureau ? à la maison ? Celles qui requièrent de la concentration, qui n’est d’ailleurs pas toujours possible à la maison d’où la nécessité de ne pas être dogmatique, et celles qui nécessitent d’être en équipe projet par exemple. Et pour donner ce sens au bureau, ce qu’on recommande fortement c’est que, bien sûr qu’il y ait un accord cadre, un accord social sur lequel ils travaillent en entreprise, mais que derrière, très vite, on aille vers des contrats d’équipe, des contrats en proximité (je ne parle pas d’accords sociaux) qui permettent au niveau de l’équipe de définir les modalités précises d’organisation de ce travail hybride : dans quelle condition on est tous présents tel jour pour la dimension collective ? Le sens de la présence au bureau tourne autour du fameux co, la coopération, le collaboratif, la dimension projet, l’innovation.

Est-ce qu’il n’y a pas un risque que cette nouvelle organisation du travail soit une organisation du travail pour les cadres, pour les cols blancs, et que les ouvriers, les cols bleus, ceux qui doivent être là tous les jours pour faire avancer le système productif français soient les laissés pour- compte de cette nouvelle organisation du travail ?

Le risque de fracture à l’occasion est d’autant plus grand que l’entreprise a mal positionné la question du télétravail. Je m’explique. Il n’y a pas de droit au télétravail, il faut que les entreprises ne se laissent pas piéger, enfermer dans une logique de droit au télétravail qui serait accessible pour certains et pas pour d’autres. Ce dont on parle, c’est une nouvelle organisation du travail qui peut comporter des temps de télétravail, en fonction des activités. La rhétorique est importante parce que si c’est un droit, on crée de l’exclusion, alors que si c’est une nouvelle organisation du travail, on peut comprendre que telle activité s’y prête plutôt que telle autre. Je suis frappé de la qualité des réflexions de certaines entreprises qui font deux efforts importants. Le premier, c’est qu’avant d’exclure totalement le télétravail pour les ouvriers, elles réfléchissent. Par exemple, Safran a un accord de télétravail tout à fait remarquable puisque quelques jours par an, pour des enjeux de formation, les ouvriers qualifiés sur des chaînes de production pourront accéder au télétravail, ils ont été formés pour cela et ce sont des périodes de formation à distance. Par principe à Safran, l’accord refuse d’exclure à 100% ou complètement ces ouvriers. Il ne s’agit que de quelques journées par an, mais on voit bien qu’avec une approche par l’organisation du travail, on peut trouver des éléments qui donnent accès au télétravail même marginalement. A l’inverse et c’est l’autre posture intéressante, beaucoup d’entreprises exigent des managers, de la ligne managériale, qu’ils soient présents. Par exemple, j’ai été très frappé durant les confinements du fait que Veolia, dont plus de 75% des effectifs ne peuvent pas télétravailler de par les métiers qu’ils ont, qui sont des métiers de proximité, a exigé que son Comex, par cohérence, n’ait pas recours massivement au télétravail pour que l’exemple vienne d’en haut. On voit bien que pour réussir ce mouvement il y a une attention aux exclusions systématiques de tout un pan de collaborateurs alors même qu’on peut leur donner accès de manière très limitée au télétravail à l’occasion de certains enjeux. L’autre exemple courant, ce sont les travailleurs itinérants. Par définition, ils sont sur les routes donc ils ne peuvent pas être en télétravail. Néanmoins, ils passent bien souvent une demi-journée à une journée par semaine à faire de l’administratif, du reporting qu’ils peuvent faire non pas au bureau mais à la maison. Il faut donc faire attention à ne pas exclure trop vite et systématiquement certaines catégories d’emploi de la logique de télétravail. Les modules de digital learning, les formations réglementaires (éthique, compliance, etc…) sont des exemples typiques d’activité
réalisables en situation de télétravail. Mais pour revenir à votre question, cette attention portée au risque de fragmentation pour ne pas dire fracture entre les salariés est essentielle. L’exemplarité des dirigeants est, à ce titre, essentielle. Et cela pose un nouveau défi managérial en cette rentrée qui est de resynchroniser des collectifs de travail dans une dynamique commune, celle du projet de l’entreprise.

Concernant les sujets de productivité, j’ai entendu un certain nombre de réflexions, pas exprimées publiquement, de la part de chefs d’entreprise qui se disent que s’ils ont pu se passer pendant six mois de 300 ou 400 personnes dans leur siège, peut-être que ces dernières ne sont pas réellement utiles et qu’il y a peut-être des recherches de productivité de leur part. A travers cette réflexion-là, les patrons se demandent si ça ne va pas leur permettre de supprimer 200 ou 300 emplois dans leur siège. Est-ce qu’il n’y a pas un risque finalement dans ce nouveau mode d’organisation du travail qu’il y ait des pertes d’emploi et une diminution de l’emploi dans un certain nombre de grands groupes et d’entreprises ?

Le télétravail en mode de crise sanitaire, la période qu’on a connue, a challengé la pertinence d’un certain nombre de couches bureaucratiques au niveau des sièges. On a fait la démonstration qu’en redonnant de la marge de manoeuvre, de la confiance et en lâchant les brides, on pouvait effectivement se passer de toute une couche de reporting, de contrôle, de bureaucratie dont l’efficacité n’est pas toujours avérée Une démarche intéressante est celle qui consiste à interpeller l’organisation du fonctionnement traditionnel à l’occasion de la mise en place de ces nouvelles organisations du travail hybride, pour voir si on n’a pas intérêt à en profiter pour alléger et mieux organiser le fonctionnement des sièges quitte à remettre en cause tel ou tel emploi, à redéployer celui qui pourra alléger les contrôles… Et ainsi tenter de pallier aux coûts masqués des dysfonctionnements quotidiens : les réunions et les reportings inutiles par exemple… Parce que ce qui est sûr, c’est que les nouvelles formes de travail supporteront beaucoup moins la culture du command & control. Pour dire les choses très clairement, on voit bien qu’on va passer d’un pilotage largement fondé sur le présentéisme à une forme de travail qui va devoir faire plus confiance, plus être en délégation et en autonomie. Dans cette nouvelle organisation vers laquelle on va, si on maintient les modes de fonctionnement de l’ancien monde, on crée au domicile une espèce de déni de confiance qui peut être problématique. Quand je dis ça, je ne dis évidemment pas qu’il faut abandonner tous les repères de contrôle et de suivi, mais je dis que c’est une opportunité non seulement pour alléger les couches de bureaucratie et aussi pour redonner de l’autonomie et de la confiance et responsabiliser au bon niveau. C’est une des clés de la réussite. Ça ne veut pas dire encore une fois qu’il n’y a pas de suivi, qu’il n’y a pas de keep an eye. Mais il s’agit plutôt d’accompagner le salarié à distance et tant que ce dernier livre une prestation qualitative dans les délais, la manière dont il s’organise importe moins. C’est ce changement de posture porteur d’autonomie, de confiance qui est positif mais il ne faut pas être naïf, ces changements ne se décrètent pas et ne se font pas du jour au lendemain.

Est-ce que cela a ou va avoir un impact sur les rapports de pouvoir sociaux dans l’entreprise et sur les syndicats ? Les organisations syndicales sont un peu hésitantes sur la conduite à tenir par rapport à tout cela, alors est-ce qu’il va falloir aussi réinventer le syndicalisme ou la représentation des salariés dans l’entreprise parce que l’organisation du travail change ?

Le premier point est que la crise du Covid a remis les relations syndicales au coeur du processus des responsabilités. Beaucoup de dirigeants ont été contents de retrouver des relations syndicales pour permettre la reprise de l’activité. Je veux en profiter pour saluer le comportement global des organisations syndicales et plus particulièrement la responsabilité dont elles ont fait preuve. Je le dis parce qu’à force de penser, quand ça va bien, qu’on peut s’en passer, on est surpris quand il y a la crise. Je vois bien les risques de délitement du collectif, dont les organisations syndicales sont un élément, au profit d’approches intermédiaires qui un jour conduisent aux gilets jaunes ou à des coordinations qui sont évidemment beaucoup plus complexes. Je dis attention !

La transformation des organisations du travail va imposer une transformation majeure pour les organisations syndicales. Leur mode de fonctionnement traditionnel doit nécessairement se réinventer pour s’adapter à un collectif moins présent physiquement dans les locaux de l’entreprise. Ces organisations syndicales sont prises un peu entre le marteau et l’enclume. A la fois, c’est leur rôle de relayer la forte aspiration des salariés aux nouvelles formes de travail et donc les accords télétravail sont nombreux. Dans le même temps, on voit bien que le délitement du collectif, cette espèce de situation qui met de plus en plus le salarié isolé face à l’entreprise, est porteur de risques importants. C’est pourquoi il est très important que les organisations syndicales, non seulement à travers des accords de télétravail, mais aussi à travers le suivi de la charge de travail soient parties prenantes de la nouvelle régulation sociale que supposent toutes ces transformations.

Cette dernière question vous concerne un peu moins mais je souhaiterais tout de même avoir votre avis. Je suis assez frappé de voir qu’il y a beaucoup d’entreprises dont on me dit qu’elles vont libérer des dizaines de milliers de mètres carrés et qu’on risque donc de se retrouver, notamment en Ile-de-France et à Paris, avec des centaines de milliers de mètres carrés de bureaux disponibles. Qu’en pensez-vous ? Est-ce que cela va induire aussi une réflexion en termes d’urbanisme et de politique en matière d’immobilier de bureaux ?

Plusieurs éléments. Le premier, c’est que les entreprises sont légitimes, à l’occasion de la mise en place de ces nouvelles organisations du travail, à réfléchir à une situation qui voyait déjà, avant le Covid, un taux d’occupation des bureaux variant entre 50 et 60 % en Ile-de-France, c’est-à dire qu’avant la crise il y avait 40 à 50 % des postes de travail qui n’étaient pas occupés à cause des congés, formations, déplacements… On voit donc bien que cette accélération permet aux entreprises, et c’est logique, d‘étudier la rationalisation des mètres carrés de bureaux, dont il faut rappeler que c’est le deuxième poste de dépenses après les charges salariales des entreprises.

Le deuxième élément est qu’il faut repenser les espaces de travail des sièges dans une logique de la nouvelle organisation du travail. Ils doivent devenir des sortes de camps de base. Il faut revoir les espaces de travail pour en faire un élément qui donne aussi envie de revenir au bureau. Si on se contente de faire du flex-office sans repenser les espaces de travail, comme les lieux du collectif, des coopérations, de la convivialité, on va évidemment se planter.

Le troisième et dernier message est que ce n’est pas si facile que cela de récupérer des mètres carrés. On voit bien que si le télétravail n’est pas un droit, ce n’est pas non plus une obligation. Il faut alors gérer les retours au bureau, or le fait de vouloir réunir les équipes régulièrement dans une logique collective va recréer du présentiel. Ce n’est donc pas non plus le grand soir de l’immobilier de bureaux. Cependant, une rupture se profile dans des sites comme La Défense, dont le schéma des années précédentes n’était qu’extension permanente et continue des mètres carrés de bureaux. De nouvelles formes de bureaux émergent, je pense par exemple aux tiers lieux. Nous accompagnons de plus en plus d’entreprises qui repensent leur stratégie foncière. Elles cherchent à mettre à
disposition des espaces permettant de bénéficier d’équipements pour travailler dans de bonnes conditions ce qui n’est pas toujours possible chez soi et avec toutes les précautions liées à la cyber-sécurité et qui soient plus en proximité des lieux de vie des salariés. Ces nouvelles formes d’immobilier de bureaux, tiers lieux, espaces de co-working, espaces accessibles dans les locaux d’une autre entreprise… sont en développement. C’est très intéressant, car cela impacte plus globalement la dynamique économique des territoires.

J’interviens d’ailleurs régulièrement sur les enjeux de la transformation du travail devant des foncières qui réfléchissent à leur nouveau positionnement par rapport au schéma d’avant qui était de concentrer en un lieu déterminé l’immobilier de bureaux souvent loin des lieux d’habitation. Ce schéma-là, c’est vrai qu’il a pris un gros coup derrière la tête même si encore une fois, il ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais petit à petit avec la crise sanitaire et les évolutions dont je parle.

N’oublions pas enfin que la moitié des salariés n’ont pas accès au télétravail. Pour les cadres, ceux qui travaillent dans les services… c’est une évidence, mais il y a quand même aussi tout un secteur industriel – je parlais de Veolia par exemple– sur lequel évidemment la moitié des salariés n’auront pas durablement un accès massif au télétravail

Alexandre Medvedowsky
Alexandre Medvedowsky est un ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration (promotion Denis Diderot, 1984-1986). Magistrat au Conseil d’Etat à partir de 1986, il siège au cabinet de Laurent Fabius alors président de l’Assemblée Nationale de 1990 à 1992. De 1998 à 2001, il est professeur associé à l’Université d’Aix-Marseille III et enseigne à l’IEP de Paris jusqu’en 2006. Il a été conseiller des Bouches-du-Rhône de 1998 à mars 2015. Nommé conseiller d’Etat en juillet 2001, il rejoint ESL & Network Holding la même année et intègre le Directoire d’ESL & Network Holding, dont il est nommé président le 1er janvier 2013. Il a été élu président du SYNFIE, le syndicat français de l’intelligence économique en mai 2014.