Les révélations de Forbidden Story et d’Amnesty ILe putsch ayant balayé le régime d’Alpha Condé en quelques heures dans la matinée du 5 septembre est un cas d’école à enseigner dans tous les cours de sciences politiques appliqués à l’Etat africain.
La première leçon que l’on peut en retirer est la confirmation du rôle des militaires comme élément paradoxal de décompression autoritaire. Comme souvent en Afrique, ces derniers ont agi en rupture avec un ordre politique dominant incarné par un président, certes civil, mais dont la dérive autocratique était devenue évidente ces derniers mois. Perpétré par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, le commandant des forces spéciales, unité d’élite de l’armée récemment créée par le chef de l’Etat défait, cette opération expéditive a mis fin à un cycle de tensions et de violences extrêmes contre les forces vives et démocratiques du pays.
Docteur en droit public longtemps enseignant en Sorbonne ainsi qu’à Sciences Po Paris, celui qui avait présidé l’influente Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) dans les années 1950 avait pourtant représenté un formidable espoir en remportant la présidentielle du 7 novembre 2010. Une élection marquée pour la première fois de l’histoire tumultueuse de la Guinée par une alternance avec un civil. Auréolé de ce statut, Alpha Condé, dont les prises de position lui valurent une condamnation à mort par contumace sous le régime de Sékou Touré (1958 – 1984) et un emprisonnement sous celui de Lansana Conté (1984 – 2008), avait placé le pays sous un nouveau jour. Légaliste de par sa formation – du moins le croyait-on – il aurait pu se contenter des deux mandats offerts par la Constitution et quitter sa fonction la tête haute en capitalisant sur son bilan. Grisé par le pouvoir et les privilèges associés à son rang, il en a décidé autrement en s’engageant, à partir de 2018, sur la voie dangereuse d’une modification de la loi fondamentale afin de briguer un troisième mandat. Cette décision, tout comme sa victoire aux forceps à la présidentielle d’octobre 2020, a entraîné une vague de contestations sans précédent émaillée de centaines de morts et d’arrestations arbitraires d’opposants.
Quoique fréquente en Afrique, la pratique du « tripatouillage » constitutionnel, cette faculté de modifier ce texte fondamental à dessein, passe de moins en moins aux yeux de populations et d’officiers jeunes soucieux de moderniser les structures étatiques. En octobre 2014, le chef de l’Etat burkinabè, Blaise Compaoré, fut emporté en deux jours pour avoir emprunté ce même chemin tortueux. Un putsch est toujours la marque d’un échec de la démocratie et de ce qu’elle sous-tend (pluralisme, légalisme, Etat de droit, libertés…). On peut le déplorer, mais une réalité s’impose : les militaires continueront de jouer, en Afrique, leur partition aussi longtemps que les acteurs censés incarner l’Etat de droit et le défendre (Cour constitutionnelle, Commission électorale nationale indépendante, presse…) seront faibles et friables. En laissant Alpha Condé avancer sans coup férir, ces institutions et corps intermédiaires ont accompagné voire validé son funeste projet. Le coup d’Etat de l’ancien légionnaire formé en France fait ainsi écho au coup d’Etat institutionnel d’un président âgé désireux de rester dans son fauteuil au prix du sang. Les réactions courroucées de l’Union africaine (UA) ou des instances sous-régionales telles la Communauté économique et monétaire ouest-africaine (Cédéao) constituent un autre enseignement en ce qu’elles confirment leur totale déconnexion d’avec le terrain et une inversion patente des priorités. En condamnant le putsch avec fermeté, l’organisation panafricaine respecte, certes, sa Charte fondatrice laquelle bannit tout recours à la force.
Toutefois, elle serait très inspirée de s’attaquer aux causes plutôt qu’à leurs conséquences en condamnant, en amont, les velléités absolutistes de certains responsables politiques. L’exaspération et les frustrations soulevées par le régime Condé étaient connues. Les Guinéens, notamment à Conakry, ne s’y sont pas trompés, et ont accueilli l’avènement du Conseil national du redressement et de la démocratie (CNRD) sous les acclamations. Selon le Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), ce putsch vient même parachever sa lutte engagée dès sa naissance, en 2019, pour s’opposer au troisième mandat voulu par Alpha Condé. Cette défiance de la société guinéenne explique d’ailleurs l’absence totale de résistance pour sauver ce régime hormis celles des éléments de la garde présidentielle tactiquement moins opérationnelle que les forces spéciales. Les pressions et les menaces internationales n’étant pas de nature à restaurer la légitimité du chef d’Etat déchu, a fortiori dans un pays viscéralement hermétique à toutes les formes de diktats venus de l’extérieur, la question est sur toutes les lèvres : que va faire le nouvel homme fort de Conakry ? Trois scénarios s’imposent systématiquement face à ce type de contexte.
Négatif, le premier est l’enracinement de l’armée à la tête de l’Etat et la confiscation des institutions démocratiques confirmant ainsi la nature martiale des protagonistes. Le second est, inversement, la mise en place rapide d’une transition ayant pour objectif de restituer le pouvoir aux civils. Ce scénario se traduit généralement par l’adoption d’une nouvelle Constitution et d’une nouvelle République suivie par des élections générales inclusives (présidentielles et législatives). L’institution militaire met en quelque sorte les compteurs à zéro pour faire repartir le pays sur des bases assainies. Nombreux sont en Afrique les putschs ayant permis d’enclencher ce type de cycle vertueux. Ce fut le cas au Mali lorsque Amadou Toumani Touré « ATT » renversa la dictature de Moussa Traoré en 1991 ou au Ghana avec le putsch de Jerry Rawlings en 1981, lequel remit l’ancienne Gold Coast sur la voie démocratique. Les exemples sont légion. Un troisième scénario médian consiste à organiser des élections pluralistes auxquelles la personnalité légitimée par le putsch peut se présenter.
Cette voie ouvre la perspective originale d’un coup d’Etat légitimé par les urnes. Sur ce point, les premiers actes posés par Mamady Doumbouya se veulent rassurants. Le pays est engagé dans une transition devant associer l’ensemble des composantes politiques du pays sur fond de libération de prisonniers politiques. Le nouvel homme fort de Conakry a par ailleurs promis de ne pas se livrer à une chasse aux sorcières envers les caciques de l’ancien régime. Pour autant, les Guinéens sont appelés à la vigilance, les militaires ayant souvent lancé des promesses sans lendemain. On se souvient qu’en 2008, le coup perpétré au lendemain de la mort de Lansana Conté par le fantasque et imprévisible capitaine Moussa Dadis Camara, avait fait sombrer le pays dans le chaos.