Le Mali, nouveau théâtre de la guerre froide franco-russe

17.09.2021 - Regard d'expert

Perceptibles depuis 2016, les tensions entre la France et la Russie ont franchi un nouveau palier au Mali où la société militaire privée Wagner est entrée en négociation avec les autorités de la transition nées du renversement, en août 2020, du président Ibrahim Boubacar Keita. Selon l’agence Reuters, qui a révélé l’information le 13 septembre1, le deal défendu par le ministre de la Défense Sadio Camara porterait sur l’accompagnement des autorités maliennes dans la lutte anti-terroriste, la formation des Forces armées maliennes (FAMa) et la protection des institutions du pays.

Plus d’un millier d’hommes seraient déployés sur le terrain. Ce dispositif nécessiterait que Bamako débourse 6 milliards FCFA par mois (9 millions $). A supposer qu’elle se concrétise, cette opération marquerait une étape décisive dans la montée de l’influence russe au sud du Sahara. Depuis 2014, date de l’invasion de la Crimée et de son implication aux côtés de Bachar al-Assad en Syrie, Moscou n’a de cesse de redimensionner son rayonnement au-delà de l’Oural. Emmené par le volontarisme de Vladimir Poutine, qui a accueilli le premier sommet Afrique-Russie à Sotchi en octobre 2019, il retrouve avec le continent africain une capacité inédite de peser sur le plan géostratégique tout en bousculant ostensiblement les positions françaises.

La Russie effectue son grand retour par la voie militaire en réactivant les canaux que l’ex-URSS entretenait du temps de la guerre froide. La sécurité lui sert de porte d’entrée, Wagner de porte-étendard. Premier exportateur d’armement sur le continent, elle vend son expertise et ses conseils en mettant en avant la société fondée par Dmitri Outkine, un ancien du GRU (le renseignement militaire russe) et aujourd’hui dirigée par l’homme d’affaires proche du Kremlin Evgueni Viktorovitch Prigojine. Présent de longue date au Soudan, pays appelé à accueillir sa première base militaire en Afrique, plus précisément à Port-Soudan, Moscou se démultiplie depuis plusieurs mois à travers des accords de défense et de coopération avec plusieurs Etats. La République démocratique du Congo (RDC), le Burundi, le Rwanda, le Congo-Brazzaville ou encore le Mali sont déjà signataires de tels accords.

Des partenariats sont par ailleurs établis dans le nucléaire civil. Avec Bamako, la stratégie d’implantation est montée d’un cran. Elle décalque la situation observée en Centrafrique où le gouvernement de Faustin Archange Touadéra recourt aux Russes depuis 2016, année marquée par le repli de la France après l’opération Sangaris. Alors que Moscou est à l’origine des accords – fragiles – de paix signés en 2019 à Khartoum entre le gouvernement centrafricain et quatorze groupes armés, Wagner offre de son côté au gouvernement de Faustin Archange Touadéra un appui déterminant moyennant l’accès à des ressources rares, notamment minières. Sur fond de livraisons d’armement dans un pays censé être sous embargo onusien, des centaines d’instructeurs encadrent les Forces armées centrafricaines (Faca) tout en assurant la protection des corps constitués et de plusieurs personnalités publiques dont le chef de l’Etat.

En décembre 2020, ces mêmes éléments ont « sécurisé » le scrutin présidentiel allant même jusqu’à repousser la rébellion de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) au prix de graves exactions sur les populations civiles selon les Nations unies. Cet expansionnisme aux méthodes expéditives se confronte désormais directement aux intérêts français. Il a donné lieu à de nombreuses actions et mesures de rétorsion de la part de la France qui voit sa zone d’influence être méthodiquement grignotée. Dénonçant une campagne anti-française, l’Hexagone a gelé sa coopération militaire mais aussi budgétaire en avril dernier. Les instruments de coopération bilatérale ont été suspendus. De discrètes interventions auprès des partenaires européens ainsi que les institutions de Bretton Woods entendent durcir les conditions d’octroi de l’aide vers ce pays. Signe d’une guerre froide insidieuse, Facebook a par ailleurs annoncé, fin 2020, la suppression pour cause « d’interférence » en Afrique de réseaux de comptes gérés depuis la Russie et la France dont un directement rattaché à l’armée française.

Les points de crispation sur l’axe Paris-Moscou s’amoncèlent. En Guinée, le dernier en date, la France a critiqué le souhait d’Alpha Condé de briguer un troisième mandat après modification de la Constitution alors que la Russie avait encouragé ce scénario, dès 2019, par la voix de son ambassadeur Alexandre Bregadzé, doyen du corps diplomatique. Comme dans le cas centrafricain, les pourparlers entre Wagner et le Mali interviennent au moment où les nuages s’amoncèlent avec la France. Emmanuel Macron a vertement critiqué le second coup d’Etat du colonel Assimi Goïta, lequel a renversé le président de la transition Bah N’Dow en mai 2021. Ce putsch, le second en l’espace de neuf mois, a convaincu le locataire de l’Elysée de réduire les forces prépositionnées au Mali dans le cadre de la reconfiguration de la présence française au Sahel après l’annonce de la fin de l’opération Barkhane. Les bases maliennes de Kidal, Tessalit et Tombouctou doivent être démantelées au premier trimestre de 2022.

Si Paris n’entend pas pour autant abandonner cette zone, la perspective d’une arrivée tonitruante des Russes n’est absolument pas de son goût. Est-elle disposée à collaborer avec les mercenaires de Wagner ? S’exprimant devant la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, le 14 septembre, le chef de la diplomatie Jean- Yves Le Drian a balayé cette perspective d’un revers de main : « Une intervention d’un groupe de ce type serait inconciliable avec notre présence (…) Il ne peut correspondre à une solution quelconque ». Une analyse partagée par la ministre de la Défense Florence Parly présente aux mêmes débats.

La France tente actuellement par tous les moyens de faire capoter l’accord russo-malien tout en usant de la menace de se retirer définitivement. Pour autant, sa marge de manoeuvre est plus que restreinte. Lourd de conséquence, un tel retrait serait de nature à reconsidérer toute sa stratégie de présence au Sahel dans le cadre de la recomposition de son dispositif post-Barkhane. Malgré les tensions bilatérales, le Mali reste partie intégrante du dispositif de lutte anti-terroriste, lequel doit désormais se concentrer sur la zone des trois frontières

Frédéric Lejeal
Politologue de formation, spécialiste de l’Afrique depuis vingt-cinq ans, Frédéric LEJEAL a accompli sa carrière en tant que journaliste notamment comme rédacteur en Chef de La Lettre du Continent, publication bilingue confidentielle sur l’Afrique de l’Ouest et les réseaux d’affaires dans le Golfe de Guinée. Proche de Jean Audibert, ancien conseiller Afrique de François Mitterrand, il a vécu quatre ans sur ce continent, et a parcouru une trentaine de pays. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont "Le Burkina Faso" paru aux éditions Karthala.