Emmanuel Faber, l’exception qui confirme la règle

01.04.2021 - Regard d'expert

A six mois de l’échéance électorale législative globale allemande, lEmmanuel Faber a toujours été un marginal, un cas particulier, mais aussi une figure emblématique parmi les dirigeants de grandes entreprises. Il n’est pas surprenant que son éviction, brutale et soudaine, interpelle bien au-delà du microcosme économique et financier.

Etant donné sa forte personnalité, son caractère atypique, parfois limite déviant, Emmanuel Faber a toujours été une exception, reconnue comme telle. Peut-on de cette exception en déduire la règle, la preuve de facto de l’incompatibilité, de l’inutilité du statut d’entreprise à mission, tel que proposé par la loi PACTE et décliné par Emmanuel Faber ? Incompatibilité, selon les économistes alternatifs, en raison de l’impossibilité de mener à bien une mission entravée par l’obligation impérative de ne pas altérer la performance financière. Inutilité, selon les économistes libéraux, en raison de la concurrence qui est à l’oeuvre et oblige l’entreprise à respecter les attentes de ses clients, de ses salariés, de ses actionnaires, y compris en matière de RSE et d’environnement. Indépendamment de la personne d’Emmanuel Faber, sa révocation ne ferait que marquer l’échec et l’impasse d’entreprises à mission incapables, à l’épreuve des marchés, de se trouver une place à la Bourse. A ce jour seules cinq entreprises à mission sont cotées sur des marchés actions dont une seule en France, Danone, porteur d’une ambition qui n’avait pas lieu d’être. Cet empressement à clore l’expérience, ce consensus inhabituel entre partisans et adversaires de l’économie de marché pour une fois d’accord, ont néanmoins quelque chose de suspect et à tout le moins de prématuré.

Le très faible nombre d’entreprises à mission s’explique notamment par le caractère récent d’un statut créé en 2010 aux Etats-Unis et en 2019 en France. Il est clair que l’entreprise à mission ne répond pas plus aux canons de la doxa libérale, gravés par Milton Friedman, qu’à ceux de la doxa alternative, mais il est également clair qu’elle répond à une demande et correspond à un besoin. Les épargnants, les investisseurs ont montré qu’ils n’étaient pas seulement préoccupés par les performances financières de leurs placements mais également par le respect des règles et des valeurs, l’impact de leur placement, les conséquences de leurs choix.

La finance verte n’est pas seulement un concept mais une réalité en forte croissance. Les fonds d’investissement à impact, « impact investing » pour les initiés, sont devenus une classe d’actifs à part entière, une classe d’actifs en forte croissance. En retrait de cette avant-garde, les fonds d’investissement généralistes, y compris les fonds indiciels et notamment Blackrock, se montrent désormais attentifs et préoccupés par l’impact de leurs placements. Contrairement à ce qu’il prétendait, Emmanuel Faber « n’a pas déboulonné la statue de Milton Friedman », mais bien que lui-même déboulonné, il a été le concepteur et le porteur d’une réponse votée par 99,4% des actionnaires de Danone et dont on constate à l’usage qu’elle n’est pas simple à mettre en oeuvre.

Pas simple parce que quand les objectifs s’additionnent, les bénéfices parfois se divisent. Le statut d’entreprise à mission n’exonère pas ses dirigeants de l’obligation de performance financière. Pas simple parce que la diversité des motivations et des attentes, inhérentes au statut d’entreprise à mission, rend plus difficile l’alignement des intérêts des parties prenantes et des actionnaires. Pas simple quand le dirigeant affiche haut et fort ses engagements au nom d’une éthique de conviction fortement revendiquée. Emmanuel Faber est peut-être allé trop loin et trop vite, mais il est allé dans la bonne direction.

La maximisation de la performance financière doit désormais prendre en compte la dimension ESG comme elle avait intégré la dimension sociale lors de la mise en oeuvre du Welfare State. La question ne porte pas sur l’opportunité de cette intégration mais sur son mode opératoire, simple respect d’une contrainte édictée par la puissance publique ou maximisation de la performance ESG au même titre et à l’égal de la performance financière. Pour que les entreprises à mission prospèrent, pour que les entreprises internalisent les externalités autrement que par la création de taxes et de normes, deux conditions seront nécessaires et ne semblent pas encore complètement satisfaites, une évaluation fiable et acceptée par tous de la performance ESG, une progression de la demande en actifs ESG-compliant suffisante pour peser sur la valorisation de ces actifs. « Tout ce qui ne se mesure pas, n’existe pas ». La performance ESG ne fait pas exception à la règle et son évaluation demeure approximative.

La sélection des critères, leur pondération ne fait pas l’objet d’un consensus, encore moins d’un standard. Les évaluations financières sont régies par les règles IFRS, souvent contestées mais néanmoins acceptées. Comme le montre le rachat de Vigeo par Moody’s, les agences de notation se dotent d’une dimension ESG. Euronext vient de créer la version ESG du CAC 40. Finance for Tomorow, sous l’égide de Thierry Déau et d’Europlace, oeuvre pour « une finance qui mise sur un avenir durable et conjugue investissement de long terme et prise en compte des défis environnementaux et sociaux ». Mais pour l’instant l’outil conceptuel et opérationnel de la finance ESG reste parcellaire, encore insuffisant pour structurer un développement durable et massif de la classe d’actifs. Bien qu’en progression constante, la demande en actifs ESG-compliant reste encore insuffisante pour peser favorablement sur la valorisation des entreprises les plus performantes. Si une évaluation négative est désormais un handicap en Bourse, une évaluation positive n’est pas encore reconnue comme un avantage compétitif, et encore moins, comme Emmanuel Faber en a fait la triste expérience, un contrepoids efficace à des performances financières jugées insuffisantes.

Peut-être viendra le jour où les entreprises cotées en Bourse feront l’objet d’une évaluation globale combinant analyse financière et analyse ESG ? Aujourd’hui les deux analyses sont distinctes, sans vase communiquant, l’analyse financière restant largement prédominante. Ainsi que l’a exprimé le nouveau Président de Danone « Sur le long terme, je pense même qu’être une entreprise responsable est un atout compétitif » Mais sur le long terme… En l’espace de dix-huit mois, après Thierry Bolloré, Isabelle Kocher et Christophe Cuvillier, Emmanuel Faber est le quatrième patron du CAC 40 à se voir remercier. Cette accélération de turn-over des dirigeants d’entreprise, sans que pour autant il puisse se comparer à celui des entraîneurs de football, marque le retour des conseils d’administration dans leur rôle de contrepouvoir dans un régime de check and balance.

Nul doute que la composante ESG y aura aussi sa part. Post-scriptum : Il est paradoxal de constater que le sujet de la rémunération, dont on parle tant et sur lequel Emmanuel Faber a fait l’objet d’une modération dont pourraient utilement s’inspirer certains de ses paires, a été totalement absent du débat et qu’il ne lui en a été tenu aucun gré.

Dominique Leblanc
Dominique LEBLANC est associé senior chez ESL & Network France. Après avoir été au Ministère de l’Industrie (1979-1984) et au Ministère de l’Economie et des Finances (1984-1988), il intègre la Société des Bourses Françaises, aujourd’hui NYSEEuronext. Il y occupe successivement plusieurs fonctions de direction, jusqu’à en devenir le directeur général délégué. En 2001, il devient directeur général délégué de Viel et Cie, et en 2003, directeur général délégué de FinInfo SA. En mai 2008, il crée la société Information & Finance Agency S.A.S, société de conseil, spécialisée dans les questions de finance de marché et d’évaluation d’entreprises dont il est le président-directeur général. Dominique LEBLANC est président de Wansquare et de La Lettre de l’Expansion.