Nord Stream 2 : Paris met de l’huile sur le feu inutilement

11.02.2021 - Regard d'expert

L’objet des critiques, des réserves, des hostilités et des sanctions, Nord Stream 2, projet – martyr de la politique énergétique européenne – a fait encore parler de lui à Paris en ce début du mois de février. Après l’arrestation à Moscou d’Alexeï Navalny, la tentation de lier le projet au cas de l’opposant le plus connu du Président Poutine était en effet très forte, car l’Europe peine à trouver des leviers de pression efficaces et/ou des vrais arguments pour un dialogue Russie-UE.

Que vient faire ce projet du gazoduc reliant la Russie et l’Allemagne dans les déclarations et les actions des grandes puissances au sujet de Navalny et plus largement au sujet des relations occidentales avec la Russie. Rappelons, qu’il s’agit d’un projet bilatéral, réalisé par les entreprises privées qui a pour objectif d’approvisionner l’un des plus grands pays de l’UE en énergie nécessaire et même vitale pour son économie et sa population. En effet, l’Allemagne, affaiblie en matière énergétique par sa double sortie du nucléaire et du charbon, cherche à sécuriser ses approvisionnements. L’Allemagne va, certes, continuer à développer de façon forcée les renouvelables mais ne pourrait pas se passer des énergies fossiles, dont elle choisit la plus propre (faute d’avoir écarté le nucléaire) – le gaz.

Selon le consensus des politiques et des industriels allemands, il n’y a pas mieux, pour les années à venir, que des livraisons du gaz russe tubulaire. L’alternative serait d’acheter le gaz naturel liquéfié (GNL) qui lui n’aurait pas de nationalité ou plutôt aurait une provenance plus « fréquentable » (le Qatar ? les USA ?) que le gaz naturel russe arrivant par Nord Stream 2. Cette option est défendue bec et ongles par plusieurs pays et leurs énergéticiens. Sauf qu’à ce jour elle ne trouve pas d’acheteurs en quantité suffisante en Allemagne qui persiste dans la défense de l’option la plus optimale de tous les points de vue pour le pays – le gaz tubulaire russe. C’est pour cette raison que le projet controversé et contesté depuis le début par les pays comme l’Ukraine, la Pologne et autres, a tenu bon durant toutes ces dernières années envers et malgré tout. C’est pour cette raison qu’il est défendu encore aujourd’hui par la Chancelière allemande qui appelle à séparer les cas de Navalny et de Nord Stream 2. Il est pourtant difficile de soupçonner Angela Merkel d’indulgence vis-à-vis du régime de Vladimir Poutine. En plus, elle connait mieux que personne les tenants et les aboutissants du cas Navalny : c’est son pays qui l’a accueilli après le présumé empoisonnement.

C’est elle aussi qui engage aujourd’hui les négociations bilatérales avec les Etats-Unis (et non pas avec l’UE ou avec la France) concernant les sanctions liées au projet Nord Stream 2. Rappelons que les sanctions américaines ont carrément mis un coup d’arrêt au projet en dissuadant tous les sous-traitants européens de travailler sur la réalisation du gazoduc. C’était un véritable coup de massue pour Gazprom et ses partenaires qui est intervenu dans la dernière ligne droite de la construction du pipeline. En effet, le projet est presque achevé, car il ne reste qu’environ 140 km (des quelques 1200 km au total) de gazoducs à construire.

Longtemps sonnés par les refus des compagnies européennes d’intervenir sur le projet (pour les travaux de pose de pipeline sous-marin, pour la certification, les assurances etc.), les russes sont décidés à finaliser le projet et ont repris les travaux il y a quelques jours en ayant trouvé des astuces pour contourner les blocages causés par les sanctions américaines. Les travaux en cours dans les eaux danoises de la mer Baltique, menés par le poseur du pipeline « Fortuna », sont réalisés en accord avec le Danemark. Dans ce contexte, que signifie la récente intervention de la diplomatie française qui appelle l’Allemagne à abandonner ce projet stratégique de plus de 9 milliards d’euros.

Ce message ne passe pas et dérange par son arrogance vis-à-vis des intérêts multiples. Tout d’abord, ceux de l’Allemagne, le pays voisin et l’allié indéfectible de la France au sein de l’UE et sur la scène internationale. Cet appel maladroit envoie une pique supplémentaire et inutile à la Chancelière allemande qui est obligée de réitérer, lors du conseil franco-allemand de défense et de sécurité tenu il y a quelques jours, l’intérêt de son pays pour Nord Stream 2, comme si Angela Merkel devait s’expliquer ou s’excuser auprès d’Emmanuel Macron de vouloir acheter le gaz russe plutôt que le gaz américain liquéfié.

A cet égard, rappelons, que l’Etat français a fait récemment abandonner le contrat d’Engie avec NextDecade pour les livraisons du GNL issu du gaz de schiste considérant que c’était contraire aux engagements français dans le domaine du climat. On pourrait se demander à quel titre ce même GNL devrait être bon pour l’Allemagne ? L’appel de l’Etat français d’abandonner le projet Nord Stream 2 met également dans l’embarras Engie – actionnaire à la hauteur de 9% du projet. Déjà considéré par les russes comme l’un des partenaires les plus fébriles et les moins engagés, cette déclaration de l’Etat français – l’actionnaire de référence d’Engie – ne fait que confirmer les doutes des russes quant à la solidité du soutien d’Engie. Les russes, sont-ils susceptibles de prendre cet appel au pied de la lettre et de s’attendre à ce qu’Engie se désengage du projet ?

Est-ce la volonté de l’Etat français et d’Engie qui a déjà investi des centaines des millions d’euros dans le pipeline ? Il serait préférable que Paris adopte une position plus avisée vis-à-vis de Moscou. En fin de compte, comme l’a très justement dit Jean-Yves Le Drian « La Russie ne va pas déménager », en confirmant qu’un dialogue s’imposait avec ce voisin peu commode, mais utile à bien des égards. Le Président Macron pourrait lui aussi évoluer et considérer un jour que l’énergie, comme un vaccin, « n’a pas de nationalité », à condition bien sûr d’être proprement et conformément produite.

Olga Belot-Schetinina
Olga Belot-Schetinina est associée senior chez ESL & Network. Diplômée de MGIMO (Russie), elle a commencé sa carrière chez Lucent Technologies CIS, puis a rejoint Motorola, jusqu’en 2002, exerçant différentes fonctions commerciales et financières dans la région EMEA (Europe, Moyen- Orient, Afrique). Olga BELOT a rejoint le groupe ESL & Network en 2004 après un MBA à HEC (Paris) pour développer les activités du groupe en lien avec la Russie et les autres pays de CIS.