Le sentiment anti-français en Afrique

15.12.2023 - Regard d'expert

Le sentiment anti-français en Afrique alimente bien des discours et l’on ne compte plus les articles qui lui sont consacrés. Force est toutefois de constater que ceux-ci traitent souvent des effets plus que des causes de ce phénomène. D’où cette analyse personnelle, qui ne prétend nullement à l’exhaustivité.

 

Du sentiment anti-occidental…

Si l’on veut bien quitter un instant notre lucarne hexagonale, personne ne parle de sentiment anti-français dans les dix pays les plus prospères d’Afrique : Nigeria, Afrique du Sud, Égypte, Algérie, Maroc, Kenya, Angola, Éthiopie, Ghana et Tanzanie. Hormis la « rente mémorielle » algérienne, il faut plonger aux 11e (Côte d’Ivoire), 15e (Cameroun) et 19e rangs (Sénégal) en termes de PIB pour qu’affleure la question d’un tel sentiment [1].

Relativisons donc cette inquiétude qui ne cesse de nous gagner. Surtout, remettons les choses à l’endroit : en Afrique comme dans tout le « Sud global [2] », ce qui s’exprime avant tout est un sentiment anti-occidental [3]. D’où provient-il ?

D’une part, avec l’effondrement de l’URSS en 1991, deux visions du monde s’opposèrent : l’une, avec la « Fin de l’histoire » de Francis Fukuyama, entrevoyait un monde libéral délivré des idéologies ; l’autre, avec le « Choc des civilisations » de Samuel Huntington, prédisait à l’inverse une confrontation civilisationnelle attisée par des substrats religieux. Avec le recul du temps la cause semble entendue, mais n’oublions pas que le « choc des civilisations » porte en lui le rejet de l’autre. D’autre part, l’Occident, vainqueur du communisme, commit par arrogance quelques erreurs d’appréciation : l’une fut de penser qu’une large diffusion de l’économie de marché suffirait à conduire tout naturellement la communauté internationale vers la démocratie représentative ; l’autre de croire que notre conception universaliste des droits de l’homme était consensuelle et, à ce titre, légitimement prosélyte.

Or aucune de ces certitudes ne s’est vérifiée. La mondialisation permit surtout à la Chine de devenir l’atelier du monde et même, de plus en plus souvent, son laboratoire. En contestant à l’Occident le monopole de la puissance, l’Empire du Milieu offrit aux pays en développement – donc à l’Afrique – une alternative prouvant qu’il n’y avait pas d’antinomie entre la croissance et l’autoritarisme, que la recherche de l’harmonie collective valait bien l’exacerbation d’un individualisme forcené, et que les autocraties ou les démocratures pouvaient être efficaces au point de rendre les « vraies » démocraties minoritaires au sein de l’ONU [4] : 86 pays sur 193 début 2022, soit 46%.

Confrontés à la montée des inégalités, à l’impatience d’une jeunesse mieux formée et à leurs propres insuffisances, les pouvoirs établis trouvèrent dans le sentiment anti-occidental un dérivatif facile en même temps qu’un chemin alternatif vers l’émancipation.

 

… au sentiment anti-français

En resserrant maintenant la focale sur l’Afrique francophone, ce sentiment anti-occidental se transforme mécaniquement en un sentiment anti-français. Il varie d’ailleurs beaucoup selon les régions : exacerbé au Sahel, modéré à Madagascar, économique au Sénégal, plus politique en Côte d’Ivoire, au Cameroun ou au Gabon… Pour autant, ses manifestations restent les mêmes : au nom d’un « dégagisme » dont l’Afrique n’a nullement le monopole, la rue couvre les murs de slogans insultants, brûle drapeaux et portraits, pille les centres culturels et vomit nos forces armées pourtant stationnées sur place à la demande des autorités légales.

Au-delà, toutefois, s’ajoute un rejet spécifique de la France nourri par le ressentiment, donc une accumulation de frustrations passées – qui blesse la raison autant que le cœur des Africains. Il vient de loin. Tout d’abord, en novembre 1959, la cristallisation des pensions des anciens combattants de l’Union française fut vécue comme une humiliation plus que comme une injustice. Tout ce qui fut entrepris par la suite pour glorifier l’armée d’Afrique fut vécu comme un rattrapage surjoué : cette blessure d’amour-propre ne s’est jamais vraiment refermée chez les anciens.

Ensuite, en septembre 1986, l’instauration de visas obligatoires pour les Africains se rendant en France suivie, en mai 2011, de la « circulaire Guéant » durcissant les conditions de délivrance des titres de séjour aux étudiants africains a aggravé un sentiment d’iniquité pesant encore lourd, tout spécialement parmi les élites.

Enfin, après le basculement provoqué par la guerre civile au Rwanda en 1994 [5], les interventions militaires en Côte d’Ivoire (2002), en Libye (2011), au Mali et en République centrafricaine (2013) au nom d’une lutte non conclusive contre le djihadisme finirent par être vécues – avec sincérité ou grâce à d’habiles propagandes – comme autant d’ingérences dans les affaires intérieures africaines.

Le ressenti joue aussi un grand rôle – donc une perception négative dans l’instant – face à plusieurs symboles de notre présence en Afrique.

Tout d’abord, les entreprises françaises tenant des positions historiques fondées sur une économie de rente plus que de transformation. Malgré une compétition toujours plus vive [6] et un pressant appel du président de la République « à se réveiller [7] », elles forment toujours un club actif doté de relais influents. La jeunesse africaine les perçoit désormais comme des entités prédatrices, quand bien même elle chercherait parfois à s’y faire embaucher [8].

Ensuite, les bases militaires offrant l’avantage de prépositionner des effectifs et incarnant une présence dont l’acceptation dépend avant tout de la considération portée aux accords de défense conclus avec la France. Ces bases ont suscité un rejet qu’ont parfois encouragé des redéploiements contraints et hâtifs. Il leur est désormais promis un avenir plus académique, plus inclusif et moins hiérarchique au point d’évoquer une cogestion avec, comme objectif déclaré, l’atténuation de leur empreinte politique [9]. Il reste que ces bases militaires ont alimenté un désir de recouvrer, fût-ce de façon formelle, l’une des compétences régaliennes par excellence.

Puis, les visas : quelle que soit la politique migratoire suivie, la révolution numérique offre à la jeunesse africaine une liberté de mouvement virtuelle à laquelle la liberté de circulation physique ne pourra jamais se mesurer. En outre, si nos postes diplomatiques font de leur mieux avec les moyens qui sont les leurs, nos guichets consulaires donnent de la France une première image que l’on pourrait souhaiter plus avenante.

Un mot, enfin, du franc CFA [10]. Cet héritage pourrait bientôt laisser place à l’eco en Afrique de l’Ouest, la France se déclarant disposée à accompagner un mouvement semblable en Afrique centrale [11]. Après avoir subi de plein fouet les effets d’une dévaluation de moitié décidée début 1994 par Paris, le mot « franc » dissone désormais aux oreilles africaines. Cela est d’autant plus important que le numéraire conservera encore longtemps un rôle prépondérant dans la vie quotidienne, notamment dans l’économie informelle. Depuis 2019, la France se trouve pourtant dans une situation plutôt baroque puisqu’elle ne siège plus au conseil de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), dont les réserves ne sont plus déposées sur le compte d’opération ouvert auprès du Trésor. En revanche, elle garantit toujours la parité et la convertibilité du franc CFA. Elle n’a donc ni le beurre ni l’argent du beurre… et moins encore le sourire de la crémière.

 

Pourquoi tant de haine ?

Cette question taraude tous ceux qui ont consacré une partie de leur vie à l’Afrique : tout ça pour ça [12] ? Aussi convient-il de rechercher les ferments alimentant de part et d’autre cette amertume, et de le faire d’autant plus sincèrement que c’est par leur juste compréhension que pourront être apportés certains éléments de réponse.

Du côté de l’Afrique, trois éléments parmi d’autres doivent être soulignés. Tout d’abord, du Caire au Cap et de Dakar à Addis-Abeba, la jeunesse se vit désormais comme africaine. Il ne s’agit pas tant d’un panafricanisme aux origines obscures que d’une fierté continentale s’affirmant d’une façon d’autant plus extravertie que tout le monde – y inclus au Forum de Davos – parle de l’Afrique comme du grand continent de demain. Nombre d’intellectuels africains ont théorisé cette identité nouvelle, à l’instar de Dialo Diop, Achille Mbembe, Moustapha Sow, Felwine Sarr, Léonora Miano et Kako Nubukpo, dont plusieurs fréquentèrent les universités américaines [13]. Les réseaux sociaux leur emboîtent le pas en excitant l’acrimonie d’une jeunesse désœuvrée : « France dégage » au Sénégal, « Le Balai citoyen » au Burkina, « Filimbi » au Congo, « Lyna » au Tchad… Toutes ces communautés virtuelles offrent un terreau propice aux habiles propagandes des pays illibéraux ou des groupes radicaux que les vulnérabilités africaines attirent davantage. Résultat ? Selon une étude du PSB Research Institute publiée en 2020 [14], l’image de la France est négative pour 58% des jeunes Togolais, 60% des jeunes Maliens et 68% des jeunes Sénégalais.

Ensuite, le sentiment anti-français permet aux régimes en place de « se défausser de leurs responsabilités » selon Francis Akindès, professeur à l’université de Bouaké [15]. La jeunesse africaine n’a connu ni la décolonisation, ni le tiers-mondisme, ni l’ajustement structurel, ni la fin de la Guerre froide, ni le traitement de la dette. En revanche, elle vit tous les jours les effets de politiques inadaptées, subit l’arrogance d’inégalités croissantes, et pâtit de l’impuissance à contenir le djihadisme ou, plutôt, le populisme théocratique [16]. Pour les pouvoirs établis, la solution est donc simple, qui consiste à flatter le dépit de cette jeunesse afin d’échapper à leurs propres responsabilités. Achille Mbembe y voit même « des formes de construction d’un bouc émissaire qui permet de ne rien faire de son côté [17] ». Enfin, trop de blocages enferment encore les sociétés africaines dans un clivage mortifère. Le principal est sans doute leur inaptitude à assurer une relève générationnelle décente. L’âge médian de la population est de 44 ans en Europe et de 19 ans en Afrique, quand celui des dirigeants est de 53 ans en Europe et de 63 ans en Afrique. La seule relève générationnelle procède de coups de force propulsant des capitaines trentenaires qui, sitôt installés, repoussent toute transition démocratique afin de conserver leur position nouvelle [18].

La jeunesse africaine, surtout la mieux formée, ne peut plus supporter le joug des doyens ; son exaspération est inconsolable d’appartenir à une société ouverte dans un système clos.

Du côté de la France maintenant, trois autres éléments peuvent être relevés. Tout d’abord, le modèle français de colonisation-décolonisation, fondé sur le triptyque « missionnaires-militaires-colons » et sur l’idéal d’assimilation porté tant par la République que par l’Église, a conduit notre pays à s’impliquer dans l’intimité de sociétés autochtones hier sujettes et désormais souveraines. En cela, notre histoire diverge complètement de la colonisation-décolonisation britannique [19] (500 000 morts et 15 M de déplacés après le départ d’Inde en 1947), néerlandaise (avant tout mercantile sauf en Indonésie), belge (Congo dans le domaine privé de la Couronne), allemande (Empire liquidé à Versailles en 1919) ou ibérique (l’Empire portugais resta uni au sein du Brésil tandis que l’Empire espagnol se morcela sitôt indépendant). Mais il y a un avers au revers, car ce choix d’une surexposition assumée a contribué et contribue encore à rendre notre pays redevable du bilan des indépendances soixante ans après leur proclamation.

Ensuite, la France est flattée et vexée par sa position en Afrique. Flattée car, depuis que Valéry Giscard d’Estaing la qualifia de « puissance moyenne », elle vit mal son déclassement alors même qu’elle reste vue comme une « grande puissance » en Afrique occidentale et centrale, garante de la stabilité. En même temps, elle en est vexée puisque la « clientèle africaine » à l’ONU (25 % des États membres) n’obtempère plus. Lors du vote du 7 avril 2022 sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme, on ne peut que s’affliger de ce que notre pays n’ait pas été suivi dans son vote par le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, le Gabon, le Cameroun, le Mali ou le Togo.

Enfin, si le vocabulaire change, la grammaire demeure. Notre pays s’abandonne parfois encore à certaines postures plus que datées.

Lorsque, fin 2019, le G5-Sahel battait de l’aile, Paris organisa un sommet à Pau dès janvier 2020 pour réaffirmer le soutien public des chefs d’État concernés à l’opération Barkhane : tous déférèrent sans barguigner à la convocation. Notre pays continue aussi à accorder une « prime à la stabilité politique plutôt qu’au progrès démocratique », selon la formule d’Antoine Glaser [20]. En avril 2021, la présence du Président français aux obsèques d’Idriss Déby à N’Djamena fut vécue par tous comme l’adoubement de son fils Mahamat : « La France ne laissera jamais personne menacer la stabilité ni l’intégrité du Tchad », déclara-t-il sur place.

Lors du sommet « Afrique-France » de Montpellier en octobre 2021, chacun s’est réjoui de ce que les sociétés civiles puissent enfin dialoguer entre elles hors la présence des chefs d’État… sauf un : le Français.

Enfin, si, au lieu d’évoquer la santé, l’éducation ou l’eau potable, on parle plus volontiers de gouvernance inclusive, d’égalité de genres ou de réchauffement climatique, il reste que ce sont toujours les mêmes qui pensent les solutions et toujours les mêmes qui ont à les appliquer. Comme le disait l’ex-Président malien Amadou Toumani Touré : « La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit. »

La France a mal à « son » Afrique tandis que l’Afrique ne reconnaît plus « sa » France, sinon pour la rejeter. Alors, peut-on guérir d’un tel ressentiment ? Oui, à en croire la philosophe Cynthia Fleury, si l’on se refuse à ériger son amertume en obsession dévorante [21].

Concrètement, faire le « dos rond » ne règle rien ; provoquer un reset (« redémarrage ») n’est pas davantage faisable ; s’engager plus massivement paraît hors de portée.

Reste une solution : demeurer soi-même et s’affirmer pour ce que l’on est, dans son modèle comme dans ses valeurs, en travaillant inlassablement à reconstituer un potentiel d’attractivité. À partir de là, les gens montent dans le train ou restent sur le quai, mais au moins le train peut-il avancer…

 

A shorter version was published in English by our partners the Ambassador Partnership (www.ambassadorllp.com).

 

(1)   Prévisions FMI 2022-2027 en PIB nominal.

(2)   Expression générique désignant les pays émergents et en développement militant contre la mondialisation « à l’occidentale ».

(3)   B. Clément-Bollée, « Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message : l’Afrique aux Africains ! », Le Monde, 27 janvier 2023.

(4)   Sur 193 États membres de l’ONU, on comptait 97 démocraties en 2016 (50 %) et 89 en 2021 (46 %).

(5)   V. Duclert, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, Armand Colin, 2021.

(6)   H. Védrine et al., Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France, Commissariat général à la stratégie et à la prospective, décembre 2013.

(7)   Discours du président de la République à l’Élysée sur le partenariat Afrique-France, 27 février 2023.

(8)   C. Roussy, « Cachez ce ressentiment anti-français que je ne saurais voir : le cas de l’Afrique de l’Ouest », IRIS, 6 janvier 2020.

(9)   Ibid.

(10)CFA : « Colonies françaises d’Afrique » jusqu’en 1958, puis « Communauté française d’Afrique ».

(11)C. Roussy, « Cachez ce ressentiment anti-français que je ne saurais voir : le cas de l’Afrique de l’Ouest », art. cité.

(12)St. Smith, « La France en Afrique : pourquoi tant de haine ? », Le Figaro, 23 janvier 2023.

(13)J. Guiffard, « Le sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest, reflet de la confrontation autoritaire contre “l’Occident collectif” », Institut Montaigne, 4 janvier 2023.

(14)Penn Schoen Berland Research Institute, African Youth Survey, 2020.

(15)Fr. Akindès, « Le ressentiment français, ou comment se défausser de ses responsabilités », Jeune Afrique, 9 janvier 2022.

(16)N. Khady Lo et R.-M. Bouboutou-Poos, « Sentiment anti-français :quelle est son histoire en Afrique et pourquoi resurgit-il aujourd’hui ? », BBC News Africa, 28 mai 2021.

(17)A. Mbembe, Les Nouvelles Relations Afrique-France : relever ensemble les défis de demain, rapport préparatoire à la rencontre Afrique-France de Montpellier, octobre 2021.

(18)Th. Vircoulon, « Afrique : des transitions démocratiques aux transitions militaires », The Conversation, 23 janvier 2023.

(19)G. Blanc, Décolonisations. Histoires situées d’Afrique et d’Asie (XIXè-XXIè siècle), Seuil, « Points Histoire », 2022.

(20)A. Glaser, « Prime française à la stabilité politique en Afrique plutôt qu’à la démocratie », Revue internationale et stratégique, nº 126, 2022/2, p. 71-78.

(21)C. Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, « Blanche », 2020.

Antoine Pouillieute
Membre (hr) du Conseil d’État et diplomate, Antoine Pouillieute a dirigé l’Agence française de développement (AFD) durant six années (1995-2001). Il a ensuite été ambassadeur de France au Viêt Nam et au Brésil ainsi que secrétaire général adjoint du Quai d’Orsay (DGAM).