Après la France, les Peuls prochains bouc-émissaires des juntes au Sahel ?

20.10.2023 - Regard d'expert

Après le Mali et le Burkina, le Niger a connu son coup d’Etat militaire. Les trois régimes putschistes, avec une plus ou moins grande virulence, ont fait de la France le bouc émissaire de l’échec sur la question de la lutte contre le terrorisme. Maintenant que la France et ses militaires sont partis, ou en train de le faire au Niger, les dirigeants militaires maliens, burkinabè et nigériens se retrouvent seuls face aux mêmes problèmes.

Sur qui vont-ils cette fois faire porter les conséquences de leur incurie, de leur impréparation et des défaites de plus en plus nombreuses face aux groupes armés terroristes (GAT) ? Sans doute sur les Peuls, déjà stigmatisés dans ces trois pays comme « des complices des terroristes ». Tous les ingrédients sont déjà présents pour que cette communauté devienne la prochaine cible de juntes souhaitant à tout prix se maintenir au pouvoir dans des pays dont la surface sécurisée se réduit comme peau de chagrin.

Depuis 2015, la région du Sahel a été le théâtre d’un nombre croissant d’actes de violence ciblant la communauté peule. Les violences ont touché plusieurs pays de la région, notamment le Mali, le Burkina Faso, le Nigeria, le Niger et le Tchad. Ce conflit, larvé et complexe a des racines historiques, ethniques, économiques et politiques, et il continue de poser de graves défis en matière de droits de l’Homme et de sécurité dans la région. Estimés à plus de 40 millions de personnes, les Peuls sont l’une des plus importantes ethnies d’Afrique.

Ces derniers mois, avec l’arrivée au pouvoir de juntes militaires où les Peuls sont quasiment absents, et avec la recrudescence des actions des GAT face à l’affaiblissement de l’Etat et des armées dans ces pays, il est à craindre une forte aggravation de la situation des Peuls. Ces dirigeants militaires, confrontés à l’aggravation de la situation sécuritaire, risquent en effet de développer contre les Peuls une logique et un discours de bouc-émissaire, afin de mobiliser les foules et de faire oublier leurs échecs, qui pourraient entrainer des massacres à grande échelle et de plus en plus nombreux – un génocide ? – de Peuls, population particulièrement vulnérable dans sa grande majorité.

Il s’agit d’un conflit de basse intensité pour le moment, mais qui revêt une dimension internationale en Afrique de l’Ouest. Il convient de distinguer les situations différentes en fonction des pays, entre d’un côté les Etats qui sont directement confrontés au terrorisme : Mali, Niger, Burkina Faso ; et ceux où la population peule est importante, mais où la situation sécuritaire est moins grave : Tchad, Sénégal, Guinée[1].

Causes anciennes et multiformes aggravées par l’insécurité terroriste

Le conflit contre les Peuls en Afrique de l’Ouest est multiforme, impliquant des groupes armés islamistes, des milices ethniques/communautaires et des forces de sécurité nationales, plus ou moins bien formées et équipées. S’ajoute désormais la dimension des mercenaires de Wagner (ancienne ou nouvelle formule !).

Les causes profondes et anciennes du conflit sont variées et souvent entremêlées :

Ø  Conflits ethniques et pastoraux : La compétition pour les ressources naturelles, en particulier les pâturages et l’eau, entre les éleveurs Peuls et les agriculteurs d’autres communautés, a entraîné depuis très longtemps des tensions et des affrontements violents.

Ø  Radicalisation islamiste : Certains groupes extrémistes islamistes ont exploité les frustrations sociales et économiques au sein de la communauté Peule pour recruter des militants et promouvoir leur idéologie, comme la Katiba Macina au Mali.

Ø  La marginalisation politique et économique des Peuls dans certains pays a alimenté un sentiment d’injustice et d’exclusion, conduisant certains à chercher des alternatives radicales[2]. Une partie des Peuls étant toujours nomade ou semi-nomade, on s’interroge sur leur nationalité.

Ø L’histoire de l’Empire Peul au XIXème siècle[3] est faite de conquêtes et d’asservissement, d’islamisation aussi, des communautés non-Peules de la région, ce qui a nourri un certain ressentiment. Cette conquête a précédé la colonisation européenne, contre laquelle l’Empire Peul a d’ailleurs lutté farouchement.

Ø  Réponses sécuritaires inappropriées : Dans certains cas, les opérations des forces de sécurité ont été menées de manière brutale et aveugle, entraînant des violations des droits de l’Homme, des exécutions extra-judiciaires et l’arrestation injuste de Peuls innocents, notamment au Mali et au Burkina Faso[4].

Au Mali, les affrontements entre les groupes djihadistes, tels que le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), et les groupes d’autodéfense villageois ont entraîné de nombreux massacres de Peuls soupçonnés de soutenir les djihadistes. D’un autre côté au Burkina Faso, les attaques djihadistes contre des villages et des marchés ont souvent pris pour cible la communauté Peule, les accusant de collaboration avec le gouvernement. Certains des très rares Peuls engagés dans les VDP (Volontaires pour la Défense de la Patrie) ont été assassinés sans qu’on sache si leurs assassins étaient des terroristes ou leurs propres collègues…

Dans l’ensemble du Sahel, le conflit contre les Peuls a déjà eu de graves conséquences humanitaires. Des milliers de personnes ont été tuées, des villages entiers ont été détruits et des centaines de milliers de personnes ont été déplacées. L’accès à l’aide humanitaire et aux services de base a été entravé dans les zones touchées par les violences. Sur le plan international, les Nations Unies, l’Union africaine (UA) et d’autres organisations régionales ou ONG ont exprimé leur inquiétude face à la détérioration de la situation et ont appelé à des mesures pour mettre fin aux violences contre les Peuls et à l’impunité des auteurs.

Développement d’un racisme anti-Peuls décomplexé

Le racisme anti-Peuls[5] – qui existait de manière diffuse et est liée au nomadisme depuis longtemps – a trouvé un champ d’expression plus large avec l’accusation de soutien aux djihadistes dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest : Mali et Burkina Faso particulièrement. Les attaques des GAT, le lancement de la Katiba Macina au Mali (par Ahmadou Kouffa et ses appels aux Peuls à le rejoindre), ont poussé beaucoup de gens à associer les Peuls aux djihadistes, parfois même contre la réalité des chiffres. Par exemple, au Burkina Faso, les accusés de terrorisme arrêtés sont en grande majorité des Mossi – ce qui a surpris les autorités -, mais le grand public ne le sait pas. Dans certains cas, les médias locaux et nationaux, de même que les réseaux sociaux, ont perpétué des stéréotypes négatifs, parfois anciens mais remis au goût du jour, sur les Peuls, contribuant ainsi à la méfiance envers cette communauté.

Selon certains chercheurs, plus de 3 000 Peuls ont déjà été tués depuis 2015 au Burkina Faso et au Mali[6]. La situation est devenue particulièrement mauvaise, en termes de meurtres ethniques, dès 2018-2019, au Mali. La création de milices populaires d’auto-défense (VDP, Dozos…) dont sont exclus les Peuls aggrave les choses : « En 2022, les Peuls représentaient la moitié de tous les civils tués par les militaires et les milices ethniques au Burkina Faso et au Mali, malgré le fait qu’ils représentent environ 8 à 10 % de la population au Burkina Faso et 15 % de la population au Mali », expliquait en mars 2023 dans Atlantico[7], James Courtright, chercheur à l‘Institute for Current World. Au Mali, les FAMa, et les mercenaires de Wagner s’associent régulièrement aux milices locales non peules qui connaissent le terrain, ce qui aggrave encore le niveau de violence anti-peules.

[1] Cette dernière constituant un cas particulier dans la mesure où les tensions politiques recouvrent une réalité ethnique, les Peuls étant majoritairement dans l’opposition derrière Cellou Dalein Diallo.

[2] Un des exemples les plus souvent cité est celui de l’obtention des pièces nationales d’identité, plus difficiles à obtenir pour les Peuls que pour les autres ethnies.

[3] L’ascension de cet empire a été marquée par la domination des Peuls sur les autres groupes ethniques de la région et leur influence culturelle et religieuse durable. Cette conquête s’est doublée de la mise en place d’un Etat centralisé géré selon les règles de l’Islam, et divisé en différentes structures administratives. Le Sultanat de Sokoto (Nigeria) est une survivance de cet empire Peul. Mais il existe d’autres structures administratives issues de l’Empire Peul, comme le Royaume du Liptako au Burkina Faso qui a toujours un Emir comme chef traditionnel.

[4] Cas documentés largement par l’ONU et les ONG internationales de défense des droits de de l’Homme.

[5] La « Fulaniphobie » comme disent les Maliens, de Fulani, l’autre appellation des Peuls, en anglais également.

[6] Amnesty International et Humans Rights Watch ont documenté, au Burkina Faso et au Mali, qu’à la suite d’embuscades et d’attaques contre l’armée et la police, les forces de sécurité, ne sachant pas qui a commis l’attaque, se rendaient dans la communauté peule la plus proche et arrêtaient 10 à 15 personnes qui ne devaient plus jamais être revues, ou étaaent retrouvées mortes quelques jours plus tard.

[7]https://atlantico.fr/article/rdv/l-inquietant-retour-des-massacres-ethniques-par-les-armees-de-certains-etats-d-afrique-de-l-ouest-mali-burkina-faso-regions-territoires-morts-innocents-victimes-james-courtright

 

 

Emmanuel Goujon
Gérant de la société de conseils Approche Globale Afrique (AGA) qu’il a créée en 2011, Emmanuel GOUJON travaille depuis plus de 25 ans sur l’Afrique subsaharienne et notamment sur l’Éthiopie. Il a été journaliste et correspondant de guerre pour plusieurs médias, dont l’Agence France-Presse, basé pendant 13 ans en Afrique. Il est aujourd’hui spécialiste de la veille pays, de la prévention/gestion de crise et des relations publiques.