«D’une certaine manière, les Indiens sont les derniers gaullistes» (1/2)

29.09.2023 - Éditorial / Interviews

Le sommet du G20 qui s’est tenu en Inde a été marqué par la signature d’un protocole entre l’Inde, les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, l’Italie, l’Allemagne, la France et l’Union européenne, pour créer un « corridor économique Inde – Moyen-Orient – Europe ». S’agit-il d’une victoire pour l’Inde et les pays occidentaux et d’un échec pour la Chine, puisque c’est un projet qui se présente comme concurrent des Routes de la soie ?

Il faut placer ça dans le contexte de ce qu’est un G20. À l’origine, il a été créé à la suite de la crise financière de 2008 pour mettre en place les premières régulations bancaires internationales, afin d’éviter une deuxième crise.

C’est une réunion informelle d’Etats, qui s’inscrit dans la continuité du G8 dont la Russie faisait partie à l’époque. Ce ne sont pas des institutions mais des groupes informels, dans lesquels des dirigeants se mettent d’accord sur des orientations et qui, du fait de leur légitimité de chefs d’Etat et de gouvernement, donnent une impulsion aux institutions qui sont responsables et compétentes.

Le temps a passé. Le G20 s’est politisé, même s’il ne s’est pas encore institutionnalisé. Il n’y a pas de secrétariat permanent du G20. C’est la présidence en exercice, qui change tous les ans, qui assure la préparation des réunions entre ministres des Finances, de l’Economie, de la Santé, de l’Education, qui aboutissent au sommet entre chefs d’Etat et de gouvernement.

La politisation du G20 est largement le résultat de la bipolarisation du monde entre la Chine et les Etats-Unis. La guerre en Ukraine, évidemment, a accéléré cette politisation. Sans remonter trop loin, on se souvient que la déclaration sur l’Ukraine qui avait été négociée à Bali, sous présidence indonésienne en 2022, avait donné lieu à de farouches discussions, avant d’aboutir à un texte condamnant l’agression.

Cette fois-ci, on a donc un G20 en Inde, qui se présente comme le fédérateur de la communauté internationale dans un contexte particulier, notamment en raison des absences de Xi Jinping et de Vladimir Poutine.

Pourquoi Xi Jinping n’est-il pas venu ? Est-ce que cela tient à des raisons internes à la Chine ? Il s’est néanmoins beaucoup déplacé ces derniers temps. Il était au sommet des BRICS à Johannesburg en août, même s’il n’est pas apparu à l’un des événements. Au G20, il a donc choisi d’envoyer son premier ministre.

Je dirais que ce G20 est comme une réaction à la réunion des BRICS de Johannesburg des 24 et 25 août. Si le sommet des BRICS a montré l’influence de la Chine sur le Sud global, ce G20 sous présidence indienne paraît contrebalancer cette situation avec une reprise d’initiative occidentale en direction du « Sud Global » même si ce mot n’est pas prononcé.

C’est dans ce contexte qu’est signé cet accord sur le Corridor économique. Il vise à contrebalancer les Routes de la soie à l’initiative de la Chine qui se déploient dans près de 70 pays depuis 2013. Un plan de constitution d’un réseau maritime et ferroviaire est mis en place. L’objectif est de réunir des moyens logistiques qui permettent d’accéder de Mumbai à Dubaï, puis d’aller à Riyadh, puis à Haïfa — Benyamin Netanyahou s’est félicité de cette annonce — avant d’arriver en Europe par le Pirée où les Chinois sont déjà très présents, comme à Haïfa d’ailleurs !

On constate que les grands pays émergents du G20 ont une politique qui est de rester à l’écart de la polarisation entre les Etats Unis et la Chine. L’Arabie Saoudite a désormais une politique active vis-à-vis de la Chine. Elle a gardé des liens avec les Etats-Unis, même s’ils se sont distendus. L’Arabie Saoudite est maintenant membre des BRICS, de même qu’elle est « partenaire de dialogue » de l’Organisation de coopération de Shangaï. Enfin, l’Arabie Saoudite est en train de négocier des contrats d’exportation de pétrole à la Chine qui seront réglés en yuan, la Chine important 40 % de son pétrole du Golfe. L’Inde de son côté est membre des BRICS, mais elle ne néglige pas les États-Unis — comme l’a montré la visite de Narendra Modi aux États-Unis. L’Inde fait par ailleurs partie du Quad avec les États-Unis, le Japon et l’Australie dans l’Indo-Pacifique.

Bien sûr, personne n’a dit que le G20 était un sommet contre la Chine, mais de fait, il y a eu une sorte de rééquilibrage. La mise en œuvre du corridor économique reste cependant encore un peu floue. On n’a pas encore identifié exactement quels étaient les points d’appui, la faisabilité des projets et les financements. Vraisemblablement, il y aura un financement européen sur la base des 300 milliards qui avaient été alloués au Global Gateway. D’ici quelques mois, il est prévu une réunion pour faire le point du projet et examiner les propositions qui ont été faites.

 

Dans ce contexte, comment peut-on interpréter l’adhésion de l’Union africaine au G20 ? Cette invitation fait-elle partie d’une tentative générale de contrer la Chine dans son influence mondiale ?

Les Indiens se veulent porteurs de la voix du « Sud Global » dans son ensemble pour défendre les intérêts de ces pays sur la scène internationale. Le ministre des Affaires étrangères indien en fait la promotion sous le concept de « multi-alignement ». Concrètement, cela implique de rester en dehors des alliances, d’éviter les conflits idéologiques et de suivre ses intérêts.

Un jour, l’Inde est à une réunion du Quad ; le lendemain avec les BRICS ; un troisième à l’Organisation de la coopération de Shanghai qui regroupe les pays de l’Asie centrale ; puis elle se fait inviter à un « outreach » du G7 à Hiroshima ; un autre jour, elle fera des manœuvres avec les Chinois et les Russes devant les côtes japonaises en Extrême-Orient. C’est une diplomatie extrêmement souple, et qui se veut représentative d’une époque où tout devient fluide en s’émancipant de l’Occident.

Ce Sommet du G20 a finalement été un Sommet dans lequel le Sud Global s’est affirmé, sans refuser de coopérer avec l’Occident. Ainsi Narendra Modi a accueilli le Président des Comores en tant que Président de l’Union africaine, qui comprend 55 pays, comme membre à part entière du G20, au même titre que l’Union européenne. Cela donne aux pays d’Afrique, qui n’étaient jusque-là représentés que par l’Afrique du Sud, un accès au G20. C’est une manière de donner plus de poids au Sud global.

La déclaration finale a recherché un consensus et indique qu’il faut que les pays développés donnent aux pays en développement les moyens de répondre aux conséquences du changement climatique. Est prévu un engagement à tripler les capacités en énergie renouvelable dans les pays en développement et à sanctuariser le niveau de consommation des énergies fossiles d’ici à 2030.

Ces déclarations sont autant d’impulsions dans la perspective de la COP28 qui se déroulera à Abou Dhabi dans trois mois.

 

Puisque vous mentionnez justement la politique de multi-alignement théorisée par Jaishankar, comment caractériseriez-vous la politique étrangère de Modi ? Dans Les autres ne pensent pas comme nous (Bouquins, 2022), vous écrivez : « l’Inde déploie en fait une politique qui est en rupture avec la tradition de médiation qui était celle du Pandit Nehru au nom d’idéaux démocratiques. Il s’agit plutôt d’une politique opportuniste afin d’optimiser ses intérêts ». En quoi est ce que ce sommet et les dernières orientations de la politique étrangère indienne vont dans le sens de ce jugement que vous portez ?

L’Inde ne joue en effet pas un rôle de médiation : les termes employés dans le communiqué du G20 à propos de la guerre en Ukraine sont très vagues même s’ils rappellent les principes du refus de la prise de territoires, le jet de la menace nucléaire, etc… Il s’agit d’un appel à une paix juste et durable qui permet de ne pas prendre parti. On est dans un environnement qui n’a pas vu l’Inde essayer de jouer un rôle de négociateur entre les Russes et les Ukrainiens.

 

Dans un contexte de réaffirmation du Sud global et d’une centralité nouvelle de l’Inde. Comment est-il possible, avec un dirigeant comme Modi au pouvoir, d’entretenir de bonnes relations avec l’Inde sans pour autant renforcer un dirigeant autoritaire et, partant, l’oppression de minorités au sein de ce pays ?

L’Inde est un pivot de la stabilité stratégique internationale dans un environnement complexe. C’est la raison pour laquelle nous menons ce partenariat stratégique depuis plus de 25 ans. La politique indopacifique que nous poursuivons ne consiste pas à mener avec l’Inde un « containment » de la Chine, mais de contribuer à l’équilibre régional face aux hégémonies.

L’Inde est un puissant acteur sur le plan de la sécurité régionale et au-delà. Nous contribuons en nous rapprochant de l’Inde à cette politique anti hégémonique. C’est la raison pour laquelle la France a invité Narendra Modi le 14 juillet. Cela n’implique pas de perdre de vue la situation intérieure en Inde qui, selon certains observateurs, pourrait être fragilisée socialement par le nationalisme hindou.

La France et l’Inde partagent depuis longtemps une approche similaire de l’autonomie stratégique, de l’équilibre des puissances et de l’indépendance. Les Indiens appréciaient beaucoup la doctrine de De Gaulle qui a continué à les influencer alors que la France semble s’en être distancée ces dernières années. D’une certaine manière, on pourrait dire que les Indiens sont les derniers gaullistes.

Par ailleurs, l’Inde, partenaire de la France, continuera à avoir une forte relation stratégique avec la Russie, ne serait-ce qu’en raison des interactions que ces deux pays ont en Asie centrale. Et l’Inde cultive les États-Unis où ses intérêts sont relayés par une nombreuse diaspora dont le succès est remarquable dans tous les domaines.

Paru dans Le Grand Continent le 13 septembre 2023

Maurice Gourdault-Montagne
Maurice Gourdault-Montagne est diplomate de carrière, et a alterné entre de hautes responsabilités à l’étranger et en administration centrale. Il a ainsi été ambassadeur de France au Japon (1998-2002), au Royaume-Uni (2007-2011), en Allemagne (2011-2014), puis en Chine (2014-2017). A Paris, il fut le directeur adjoint puis le directeur du cabinet d’Alain Juppé, lorsque ce dernier était ministre des Affaires étrangères (1993-1995) puis Premier ministre (1995-1997). Il devint ensuite conseiller diplomatique de Jacques Chirac à l’Elysée (2002-2007), et enfin secrétaire général du Quai d’Orsay (2017-2019). A l’issue de sa carrière diplomatique, il intègre le Boston Consulting Group et rejoindra le Groupe Adit et ESL & Network en tant que Senior Advisor en octobre 2023.