Ethiopie : frappées par la sécheresse et les conséquences de la guerre civile, 20 millions de personnes privées d’aide alimentaire d’urgence

23.06.2023 - Regard d'expert

En Ethiopie, le Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies (PAM) et l’agence américaine d’aide internationale au développement (USAID) ont décidé de suspendre les distributions d’aide alimentaire d’urgence en raison de « détournements institutionnalisés » des denrées alimentaires destinées à quelques 20 millions de personnes.

L’aide alimentaire d’urgence est-elle toujours une arme de guerre ? Tout le monde se souvient des terribles famines des années 1980 en Ethiopie[1], des photos d’enfants faméliques guettés par des vautours, ou de la chanson « We are the World ». Ces images, qui avaient disparu des médias depuis presque 30 ans, pourraient bien revenir dans l’actualité.  Depuis plus d’un mois, les distributions d’aide alimentaire d’urgence ont été suspendues « jusqu’à nouvel ordre » par le PAM et l’USAID dans toute l’Ethiopie.

Cette suspension[2] fait suite à l’arrêt des distributions de nourriture décrété pour la seule région septentrionale du Tigré en mai 2023. Le Tigré est  aujourd’hui occupé par l’armée fédérale et dirigé par une structure de transition dont le président est l’un des chefs de l’ex-rébellion, Getachew Reda. Le Tigré s’était opposé à l’Etat fédéral pendant plus de deux ans, prenant les armes contre le régime du Premier Ministre Abiy Ahmed appuyé par l’armée érythréenne. Le conflit a fait des centaines de milliers de morts, et provoqué une situation de famine provoquée par le blocus humanitaire imposé par Addis Abeba, et aggravée par la sécheresse qui frappe tout le pays et plus largement toute l’Afrique de l’Est.

Le gouvernement américain a fourni une aide colossale de 1,8 milliard de dollars en aide vitale à l’Ethiopie sur le seul exercice fiscal 2022. L’USAID, son bras financier humanitaire, et son principal bénéficiaire, le PAM, ont demandé des enquêtes sur les détournements de nourriture – impliquant à la fois le gouvernement fédéral et l’administration régionale du Tigré – avant de reprendre l’aide.

Demande d’enquête sur « un système de détournement »

L’USAID a affirmé que son enquête avait identifié « un système de détournement à l’échelle du pays ciblant principalement les produits alimentaires financés par les donateurs » selon une note interne d’une récente réunion de la communauté des donateurs en Éthiopie, obtenue par le journal Addis Standard et rendue publique le 8 juin dernier. Ce système de détournement « semble être orchestré » par des entités gouvernementales fédérales et régionales, « avec des unités militaires à travers le pays bénéficiant d’une aide humanitaire », selon le mémo, préparé par le Groupe de donateurs humanitaires et de résilience (HRDG[3]), dont l’USAID fait partie. « Des négociants et opérateurs privés de céréales et de farine ont également joué un rôle dans ce programme », ajoute le rapport cité dans Addis Standard[4]. Des fonctionnaires en charge de la distribution d’aide alimentaire ont aussi détourné de la nourriture à leur propre profit en quantité, selon le journal éthiopien.

Dans la foulée de l’annonce de cette suspension, les deux patrons du PAM en Ethiopie auraient démissionné selon des médias en général très bien informés. Mais le PAM a démenti toute démission, tout en envoyant un « directeur par intérim » pour occuper le bureau du PAM à Addis Abeba alors que le directeur en titre est « en vacances ».

Selon des sources bien informées, l’une des exigences de l’USAID pour reprendre les opérations était aussi de voir un « changement complet de leadership au PAM en Éthiopie ». Le PAM, de son côté, a admis qu’il était « en train de déployer des mesures globales et systémiques pour empêcher toute nouvelle ingérence dans l’aide alimentaire vitale afin qu’elle atteigne ceux qui en dépendent pour leur survie ».

Sous pression internationale, le gouvernement d’Abiy Ahmed a lancé son enquête et, selon les médias locaux, au moins 186 personnes ont déjà été arrêtées. Tigrai TV, chaîne officielle des autorités régionales du Tigré a affirmé en fin de semaine dernière que « cinq entités – le gouvernement érythréen, le gouvernement fédéral éthiopien, les autorités régionales du Tigré, les coordinateurs des camps de déplacés ainsi que des travailleurs humanitaires – ont pris part » à ces détournements, selon une interview avec le général Fiseha Kidanu, chef de la Commission d’enquête désignée par les autorités.

Le détournement d’aide alimentaire est donc une accusation de plus contre le régime d’Abiy Ahmed alors qu’il est déjà accusé – aux côtés de l’armée érythréenne et des rebelles tigréens vaincus – de crimes de guerre, voire de crimes contre l’Humanité pendant la guerre civile au Tigré. Pendant ce temps, le nombre d’enfants de moins de 5 ans qui meurent de malnutrition aiguë ne cesse d’augmenter. Alors que l’aide se poursuivait encore, l’augmentation était déjà estimée à 28% entre mars et avril 2023.

[1] Ces famines étaient orchestrées par le régime communiste du DERG de Mengistu Hailé Mariam pour obtenir de l’aide internationale et contrôler des populations déplacées de force.

[2] Seule est maintenue pour le moment l’aide nutritionnelle aux enfants, aux femmes enceintes et à celles qui allaitent, les programmes de repas scolaires et les activités visant à renforcer la résilience des agriculteurs et des éleveurs, qui sont plus facilement contrôlables

[3] Comprend différentes ambassades de pays donateurs comme l’Irlande, la France, la Grande-Bretagne, le Japon, Les Pays-Bas, la Suède, la Turquie, entre autres.

[4]https://addisstandard.com/exclusive-donor-funded-food-diversion-in-ethiopia-coordinated-criminal-scheme-covers-seven-regions-involves-fed-govt-regional-entities/

Emmanuel Goujon
Gérant de la société de conseils Approche Globale Afrique (AGA) qu’il a créée en 2011, Emmanuel GOUJON travaille depuis plus de 25 ans sur l’Afrique subsaharienne et notamment sur l’Éthiopie. Il a été journaliste et correspondant de guerre pour plusieurs médias, dont l’Agence France-Presse, basé pendant 13 ans en Afrique. Il est aujourd’hui spécialiste de la veille pays, de la prévention/gestion de crise et des relations publiques.