L’Europe à l’heure de l’Ukraine

10.03.2023 - Regard d'expert

Lors de ma précédente chronique qui analysait le « basculement géopolitique » provoqué par l’agression russe contre l’Ukraine, j’en avais évoqué, entre autres, les conséquences majeures sur l’Union européenne. Certaines pouvaient être jugées positives, comme la rapidité et l’unité de la réaction des pays membres face à la Russie. D’autres étaient plus préoccupantes, notamment pour la France : le renforcement de l’emprise américaine sur l’Europe, le déplacement de son centre de gravité vers l’Est, les risques d’une adhésion hâtive de nouveaux membres. Ces évolutions ont été confirmées mais d’autres sujets aussi préoccupants sont apparus en ce début d’année 2023, faisant craindre que l’Europe ne soit confrontée à une véritable crise existentielle.

Une Europe affaiblie ?

Le tropisme otanien est plus fort que jamais. L’écrasante majorité des pays européens considèrent que leur sécurité dépend essentiellement, pour ne pas écrire exclusivement, de la protection américaine via l’OTAN. Tel est le cas également des deux pays neutres que sont la Suède et la Finlande. Leur processus d’adhésion est en cours. Un accord de principe est intervenu lors du sommet de l’OTAN du 29 juin 2022 mais sa mise en œuvre reste suspendue au bon vouloir de la Turquie, qui continue d’exiger de ces deux pays « une coopération dans le domaine du terrorisme » ; en clair, une extradition des membres du PKK refugiés chez eux. La persistance de ce véto, qui ne sera sans doute pas levé à court terme, confirme le jeu perturbateur de la Turquie au sein de l’Alliance. L’emprise de Washington apparaît aussi symboliquement dans l’organisation et la coordination des livraisons de matériel militaire qui se déroulent à Ramstein en Allemagne, dans la grande base américaine. L’idée que la protection américaine n’est pas éternelle, en particulier si un Président républicain est élu en 2024, ne semble pas troubler les Européens. Ainsi, l’idée d’une Europe de la Défense ou même d’un pilier européen de l’OTAN n’est à l’évidence pas d’actualité, malgré l’insistance française pour le rappeler.

Cependant, il faut reconnaître que l’Union européenne s’est renforcée à l’occasion de cette crise majeure. Les 27 ont réagi vite, efficacement et avec une fermeté exemplaire, à la surprise sans doute de la Russie, à cette situation de guerre, malgré quelques réticences de certains Etats membres comme la Hongrie ou l’Italie : mise en place d’une « boussole stratégique », adoption d’une batterie de sanctions sans précédent à l’égard de la Russie, embargo pétrolier et gazier progressif, mesures pour réduire la dépendance de l’Europe à l’égard de l’extérieur, aide humanitaire, financière mais surtout militaire importante à l’Ukraine… Sur ce point, on notera cependant que le volume total de l’aide n’est guère que la moitié de l’effort américain, de l’ordre de 50 Mds/$, et qu’il est très inégal selon les Etats membres, les premiers fournisseurs d’armement étant sans surprise les pays baltes et la Pologne, la France se trouvant tant en valeur absolue qu’en pourcentage du PIB, nettement en dessous de la moyenne européenne.

Il est vrai que tous les pays européens ne partagent pas la même analyse de la situation et ont des objectifs qui diffèrent. La France, pour sa part, après quelques flottements et quelques maladresses, a pris une position assez proche de celle des Etats-Unis : refus de la cobelligérance conduisant à la livraison de matériel d’armement limité en gamme, définition des conditions de paix par les Ukrainiens eux-mêmes, pas d’extension du conflit à la Russie. Cette position est éloignée de celle des pays proches du front, notamment de la Pologne qui, compte tenu de ses traumatismes historiques avec la Russie, a des objectifs beaucoup plus ambitieux : une « victoire totale sur la Russie », voire un changement de régime et une détermination forte à développer ses forces de défense avec l’annonce de l’augmentation des effectifs de l’armée jusqu’à 300 mille hommes.

Ainsi, nous voyons se déplacer le centre de gravité de l’Europe vers l’Est, avec le risque de voir diminuer l’influence des pays fondateurs de l’Europe, dont la France, surtout si le couple franco-allemand ne fonctionne plus de façon satisfaisante.

Des désaccords existent également sur le rythme et les conditions de l’adhésion de nouveaux membres. L’Ukraine et la Moldavie ont reçu le statut de candidats par le Conseil européen du 23 juin 2022, tandis que la demande d’adhésion de la Georgie est reçue avec un préjugé favorable et que le processus d’élargissement avec les pays balkaniques est accéléré. Il en est ainsi notamment avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Une telle perspective peut paraître inquiétante à un triple point de vue : risque, pour des raisons politiques, d’une adhésion hâtive de pays qui sont loin de respecter les normes ou les valeurs européennes d’Etat de droit, de respect des minorités, ou de lutte contre la corruption ; renforcement du centre de gravité vers l’Est européen ; dilution de l’Europe dans un vaste ensemble loin de l’autonomie stratégique à laquelle la France est attachée.

De nouveaux développements préoccupants.

L’impact économique de la guerre en Ukraine a sans doute été sous-estimé et affecte davantage les pays européens que prévu. Les prévisions du FMI pour 2023 sont, à cet égard, pessimistes. Alors que la sortie de crise sanitaire du COVID-19 semblait se faire dans de bonnes conditions, l’agression russe contre l’Ukraine a changé la donne. Le risque de rupture dans les approvisionnements en hydrocarbures et la hausse du coût de l’énergie qui s’en est suivi, la hausse des prix des matières premières, le risque de pénurie dans le domaine alimentaire, l’impact sur le coût des transports maritimes, déjà élevés, sont autant de nuages qui menacent l’économie de l’Europe. Malgré un ajustement récent dans un sens plus favorable, le FMI ne prévoit, pour l’ensemble des pays européens, qu’une croissance ramenée de 3,2 % en 2022 à 0, 7 % en 2023. Dans le même temps, le taux d’inflation moyen, en cours de ralentissement, serait encore de 6,2 % pour les économies les plus avancées mais de 11,8 % pour les économies émergentes. Les déficits budgétaires se creusent dans la plupart des pays, y compris dans les pays déjà fortement endettés comme l’Italie, voire la France. L’effort marqué en matière de défense, que s’apprêtent à faire la plupart des pays européens, ne peut qu’aggraver ce déficit. Pour leur part, les Etats-Unis pratiquent une politique de taux élevés, contribuant à un affaiblissement de l’euro, tandis que l’Inflation Reduction Act, voté en août 2022, risque d’accroître la dépendance extérieure de l’Europe, notamment dans le domaine des hautes technologies. Certes, le risque énergétique est contenu, avec de nouvelles filières d’approvisionnement souvent plus coûteuses, malgré l’alliance entre l’Arabie saoudite et la Russie au sein de l’OPEC +. Par ailleurs, la pénurie alimentaire a été évitée et le cours des céréales a été normalisé grâce à l’accord conclu sous les auspices de l’ONU et de la Turquie. La réouverture de l’économie chinoise dans des conditions encore confuses est également un élément favorable. Mais les perspectives de croissance que connaît l’Europe restent incertaines. S’y ajoute, pour l’Europe, en particulier pour l’Allemagne et la France, le coût des pertes d’actifs, de l’ordre de 40 Mds/€ et de chiffre d’affaires pour certaines entreprises, comme Siemens, Renault, Volkswagen ou Total.

Mais la guerre en Ukraine, directement ou indirectement, a contribué à faire apparaître une des plus graves crises que la relation franco-allemande ait connue. Certes depuis quelque temps, les contentieux et griefs entre les deux pays s’accumulent. La politique française en Libye a été jugée sévèrement par Berlin ; les réticences de l’Allemagne à s’engager au Sahel ont été peu appréciées à Paris ; La référence à la mort cérébrale de l’OTAN a heurté une Allemagne profondément atlantiste ; les approches sur la politique énergétique, dominée outre Rhin par les Verts, sont en opposition ; la désinvolture française à l’égard des critères de Maastricht, notamment l’objectif européen des 3 % de déficit budgétaire est soulignée. S’y ajoute l’absence de chimie entre un chancelier taciturne et un président français extraverti.

La guerre en Ukraine a mis au grand jour ces tensions dans le couple franco-allemand et a ajouté d’autres sources de désaccord. Il est vrai que l’Allemagne a certainement été le pays européen le plus affecté par ce conflit, ruinant une Ostpolitik qui remonte à plusieurs décennies, et que du côté français, nous n’avons pas pris la mesure du choc subi en termes politiques et économiques pour l’Allemagne. Ainsi, plusieurs initiatives ou dossiers se sont révélés comme autant d’irritants qui ont affecté la relation entre les deux pays : le Plan allemand de 200 Mds/€ pour compenser la hausse des prix de l’énergie, lancé sans concertation avec Bruxelles et Paris, le cavalier seul du Président Macron avec Poutine, à l’inverse le voyage en solo du chancelier en Chine, des commandes allemandes importantes de matériel d’armement aux Etats-Unis, le bouclier anti-missile dont la France est absente alors que les rapprochement des industries de défense entre les deux pays piétine, l’opposition de la France à la construction du gazoduc Espagne-Allemagne… Certes un accord est intervenu sur le futur avion de combat, le projet Scaf, mais avec encore beaucoup d’incertitudes sur sa pérennité. Par-delà ces irritants ponctuels, existe la crainte en Allemagne que la France ne bascule aux prochaines échéances électorales vers un gouvernement d’extrême-droite foncièrement anti-allemand.

Le discours du chancelier à Prague, le 29 août 2022, soulignant « le changement d’époque », n’a pu qu’augmenter les inquiétudes françaises : la reconnaissance que le centre de gravité de l’Europe se déplace de façon inéluctable vers l’Est, l’intérêt évident de l’Allemagne pour cette orientation, l’ouverture à l’adhésion des pays balkaniques, la perspective annoncée d’une Europe à 36 membres, l’absence de référence à la relation franco-allemande sont autant de propos qui ont été mal reçus à Paris. L’allusion bienvenue à la souveraineté européenne ou à la commune politique européenne, n’a pas été à elle seule de nature à rassurer Paris. Certes, il existe une volonté de part et d’autre de surmonter cette crise qui reste, tout au moins pour la France, un élément fondamental de sa politique étrangère. Les mois qui viennent montreront si, par-delà les déclarations d’intention exprimées lors du sommet franco-allemand du 22 janvier dernier, cette relation privilégiée entre la France et l’Allemagne pourra rester le moteur de l’Europe.

Ainsi, l’Europe doit faire face à un défi sans précédent face à la guerre en Ukraine. Si elle a fait preuve de cohésion jusqu’à maintenant, il existe une interrogation sur les perspectives d’avenir. Or, celles-ci restent très incertaines. Dans l’immédiat, le risque de crise économique majeure, lourde de troubles sociaux voire politiques dans plusieurs pays européens et, à terme, le développement incontrôlé du conflit, font peser de graves menaces sur la construction européenne. La France, qui a été au cœur de cette construction, est tenue d’y répondre.

Denis Bauchard
Denis Bauchard est un ancien diplomate, diplômé de l’ENA et de Sciences Po Paris. Il a effectué une grande partie de sa carrière en Afrique du Nord et au Moyen Orient, ou à traiter des affaires de cette région au Ministère des Affaires étrangères. Il a notamment été ambassadeur en Jordanie (1989-1993), directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient au MEAE (1993-1996), directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (1996-1997) et ambassadeur au Canada (1998-2001). Après avoir été président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004), il est aujourd’hui conseiller spécial pour le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI).