Ethiopie : l’accord de paix entre le gouvernement Abiy et le TPLF comporte de nombreuses zones d’ombre

25.11.2022 - Éditorial

Le conflit entamé en novembre 2020 a fait des dizaines de milliers de morts, laissé des milliers de femmes violées, provoqué des déplacements de population massifs et une famine comme on n’en n’avait plus vue en Ethiopie depuis les années 80. L’accord de paix demeure un espoir pour l’Ethiopie même s’il ne règle pas tous les conflits en cours dans le pays.

Le 2 novembre 2022 à Pretoria, le gouvernement éthiopien et les dirigeants de la région du Tigré, dans le nord du pays, ont convenu de mettre fin à deux années d’une guerre sanglante et dévastatrice. Les dirigeants assiégés du Tigré ont accepté de désarmer leurs forces et de rétablir l’autorité fédérale dans la région. En échange, l’armée éthiopienne et les troupes érythréennes, qui combattent aux côtés des forces fédérales, ont stoppé leur avancée vers Mekele, la capitale du Tigré, et Addis Abeba a commencé à laisser passer l’aide humanitaire, bloquée depuis fin août et la reprise des combats.

La lecture de l’accord de paix laisse penser que le Front Populaire de Libération du Tigré (TPLF, ancienne rébellion tigréenne qui a dirigé l’Ethiopie de 1991 à 2018) a accepté une reddition sans condition. Mais en vérité, les deux camps sont exsangues et ne pouvaient plus continuer la guerre, très coûteuse en hommes, mais aussi économiquement. Dans cet accord, le TPLF s’est engagé à déposer les armes dans les 30 jours et à permettre aux forces fédérales de réintégrer Mekele afin de rétablir l’ordre constitutionnel et de prendre le contrôle des institutions fédérales. L’accord stipule également qu’une fois que le parlement éthiopien aura retiré le TPLF de la liste des organisations terroristes, le TPLF et le gouvernement doivent nommer une administration intérimaire «inclusive» pour gouverner le Tigré jusqu’aux élections. Cette disposition représente une concession importante pour le TPLF qui avait remporté de manière écrasante les élections de septembre 2020. C’était un des points de départ de la guerre civile. Le gouvernement a promis de son côté de rétablir les services de base (téléphone, électricité, eau, coupés pendant le siège) au Tigré, et de permettre les livraisons d’aide humanitaire sans entraves. Sur ce dernier point, les choses ont avancé puisque les premiers convois humanitaires du CICR et du PAM ont pu se rendre dans le Tigré dès la semaine dernière.

Mais cet accord de paix de Pretoria, obtenu sous la pression de la communauté internationale en particulier des Etats Unis et grâce à la médiation de l’Union Africaine (UA), n’est que le cadre général régissant la fin des hostilités. Sa mise en œuvre est toujours négociée point par point. Ainsi, le 12 novembre 2022, à Nairobi cette fois, se sont retrouvés le tout juste promu Maréchal Berhanu Jula, chef d’état-major des Forces armées éthiopiennes (ENDF), et le Général Tadesse Worede, commandant en chef des forces rebelles du Tigré. Les deux hommes ont confirmé un « accès humanitaire à tous ceux dans le besoin » dans la région du Tigré, et la protection des travailleurs humanitaires. Mais ils sont également revenus sur le point du désarmement des Tigréens : au lieu du calendrier initial ambitieux, voire irréaliste, de 30 jours, l’accord de Nairobi accorde au TPLF plus de répit, divisant le désarmement en deux phases et, surtout, le liant au retrait des forces étrangères et autres forces non fédérales du Tigré. Pour les Tigréens, le retrait des troupes érythréennes est une demande fondamentale qui n’a pas été clairement abordée à Pretoria [1]. Les commandants militaires ont convenu que le Tigré abandonnerait les « armes lourdes »  alors que les forces non fédérales se retireraient de la région, tout en reportant le délai d’abandon des armes légères aux pourparlers qui devraient se conclure le 26 novembre prochain.

Encore de nombreuses inconnues

Cet accord est donc un premier pas positif, mais on comprend vite que sa mise en œuvre ne sera pas aisée. De nombreuses questions restent en suspens qui sont autant d’inconnues pouvant provoquer un retour des combats. Par exemple, l’Erythrée va-t-elle accepter de se retirer du Tigré alors qu’on sait que le Président Issayas Afeworki considère qu’un « bon Tigréen est un Tigréen mort », pour reprendre l’expression d’un haut responsable éthiopien rencontré la semaine dernière. L’Erythrée n’a pas participé aux négociations, et il n’est pas sûr du tout que le Premier ministre Abiy Ahmed ait une réelle influence sur son aîné, pas plus d’ailleurs que la communauté internationale. C’est la première inconnue.

Autre point de friction, les régions de Wolkaït et Raya, disputées entre Tigréens et Amhara. Rien n’est clairement prévu par l’accord de paix, sinon une référence à la Constitution éthiopienne qui prévoit la possibilité pour toute région, nation ou nationalité de lancer un référendum pour obtenir son autonomie et créer sa propre région. Le problème est que les milices Amhara, qui ne participaient pas non plus aux négociations de Pretoria, ont procédé à un véritable nettoyage ethnique des Tigréens dans certaines zones. La question se pose alors de qui voterait. Ni les Tigréens, ni les Amharas ne sont prêts à faire des concessions sur ce point. C’est la deuxième inconnue.

Troisième inconnue : le TPLF, signataire de l’accord, est un parti politique. Ceux qui ont combattu sont les soldats des Forces de Défense du Tigré (TDF) composées de volontaires tigréens victimes des violences, notamment érythréennes, d’anciens militaires et hauts gradés tigréens de l’armée fédérale et d’anciens dignitaires du régime au pouvoir pendant vingt ans en Ethiopie. Le TPLF contrôle-t-il vraiment toutes ces composantes ? De jeunes chefs de guerre tigréens qui ont pris les armes pour se venger des exactions vont-ils accepter de désarmer et continuer de reconnaître les vieux leaders politiques comme leurs chefs ?

De nombreux autres conflits en cours en Ethiopie

Enfin, cet accord de paix au Tigré ne règlera pas tous les problèmes de l’Ethiopie, confrontée à de nombreuses forces hostiles au régime actuel. L’Armée de Libération Oromo (OLA) par exemple s’est beaucoup renforcée ces derniers mois, et mène des attaques toutes les semaines sur des positions fédérales, tout en se rapprochant d’Addis Abeba. Certaines sources indiquent qu’à certains endroits dans la campagne oromo qui entoure la capitale, les rebelles se trouvent entre 60 et 10km de la ville. On sait que des troupes érythréennes sont également déployées en région Oromo pour lutter contre l’OLA, notamment dans le Woleyta.

Enfin, et sans prétendre être exhaustif sur l’ensemble des menaces, on note que le groupe terroriste islamiste somalien Al-Shebab, affilié à Al Qaida, a lancé plusieurs incursions en Ethiopie ces derniers mois, profitant de la concentration des troupes fédérales éthiopienne au Tigré. Al-Shabab, qui considère l’Éthiopie comme un ennemi en raison de sa longue présence militaire en Somalie en soutien au gouvernement central somalien, cherche peut-être à se créer une base arrière en Ethiopie, profitant de l’affaiblissement des ENDF. Si cela devenait effectif, de nouvelles violences et de nouveaux déplacements de populations seraient à craindre.

[1] Cet accord stipulait, par exemple, que les parties cesseraient « la collusion avec une force extérieure hostile» à l’autre. Il s’agit des troupes érythréennes, mais aussi sans doute des milices Amhara qui ont soutenu l’ENDF.

Emmanuel Goujon
Gérant de la société de conseils Approche Globale Afrique (AGA) qu’il a créée en 2011, Emmanuel GOUJON travaille depuis plus de 25 ans sur l’Afrique subsaharienne et notamment sur l’Éthiopie. Il a été journaliste et correspondant de guerre pour plusieurs médias, dont l’Agence France-Presse, basé pendant 13 ans en Afrique. Il est aujourd’hui spécialiste de la veille pays, de la prévention/gestion de crise et des relations publiques.