Malgré de forts atermoiements, des bruits de couloirs et des simulacres, les jeux de pouvoirs ne sont en rien clos et stabilisés au sein de la coalition gouvernementale actuellement aux manettes à Berlin.
Le procès en amateurisme intenté contre Annalena Baerbock, la qualifiant d’incompétente et brouillonne, et qui a entaché le bon déroulement de sa campagne préélectorale de 2021, s’est à présent calmé. Désormais, c’est un quasi sans faute que la ministre réalise à la tête du ministère des Affaires étrangères allemandes ; avec pour effet d’accompagner l’entrée en scène effective du vice-chancelier allemand Robert Habeck. À la fois roué et anguleux, cet ingénieur et écrivain a su, d’entrée de jeu, renvoyer au second rang le libéral Christian Lindner, rigide ministre libéral des Finances, pilote de bolides Porsche et « Mister zéro déficit » dogmatique.
Dans un tel contexte où les forces politiques en présence et les jeux de rôles sont désormais assumés, de son côté, le candidat chancelier social-démocrate Olaf Scholz a dû péniblement jouer sa propre partition. Il a d’abord réussi l’exploit de génialement escamoter son passé rouge vif de gauchiste sectaire ; puis à opérer une volte-face sur les livraisons d’armes lourdes allemandes à l’Ukraine, qui sont soudainement devenues possibles. Ce retournement de situation a dévoilé un dirigeant prudent et calculateur qui, ce lundi 29 août à Prague, face à une assemblée gagnée d’avance, a su prôner l’« Europe géopolitique comme seule et unique réponse au changement d’époque ». Depuis la mise en place du nouveau gouvernement de Berlin, force est de constater que les confusions et maladresses ne sont plus aussi fréquentes dans la gestion erratique du chancelier Scholz, et ce, bien qu’un éditorialiste allemand important du Handelsblatt, ait osé faire remarquer qu’au regard de l’écho du discours de la Sorbonne de 2017 du président français, les propos actuels de Olaf Scholz n’avaient pas la portée de ceux d’Emmanuel Macron. Cette louange a obligé le chef d’Etat français, de son côté, à saluer un discours s’inscrivant dans le « droit fil » de la stratégie macronienne de souveraineté européenne, ajoutant : « nous avons posé le cadre et j’ai plaisir à constater que ce cadre s’est généralisé. Il a été progressivement adopté par l’Europe entière et il est maintenant assumé par l’Allemagne ». Il y a effectivement cinq ans, Angela Merkel était restée muette après le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron, s’abstenant de commenter les propositions européennes phares d’un président de la République française fraîchement élu. Une omission qui, en son temps, lui fut largement reprochée. À l’inverse, le jeudi 1er septembre, le chef d’État français a salué « le discours de Prague » de son homologue Olaf Scholz, prononcé deux jours plus tôt à l’université Charles de Prague.
L’exercice avait pour but d’esquisser le changement d’époque – la Zeitwende en allemand – dans lequel est entraînée l’Union européenne, confrontée à la guerre Ukraine / Russie et à l’élargissement croissant de ses États membres. A cette occasion, il a amené une proposition phare : la fin du droit de veto. Outre-Rhin, les commentateurs sont restés sur leur faim. Le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung a perçu le discours du chancelier comme quelque chose écrit par des bureaucrates du gouvernement de Berlin pour des bureaucrates des gouvernements des autres capitales, qui passe complètement à côté de la vie de la plupart des gens normaux.
Par ailleurs, un scandale financier vient jeter une ombre sur la carrière d’Olaf Scholz : le chancelier fédéral, ancien maire de la ville-état de Hambourg, serait étroitement lié au scandale de fraude fiscale dit des CumEx Files, qui éclabousse la vie politique allemande depuis plusieurs années. Olaf Scholz serait ainsi impliqué localement dans des manœuvres politico-financières ayant permis à une grande banque de Hambourg, lorsqu’il en était le maire, de limiter les dégâts dans cette affaire d’optimisation fiscale, notamment par la prescription de 47 millions d’euros de rattrapages d’impôts. Naturellement, il n’est pas étonnant que Robert Habeck, depuis le ministère de l’Économie, autant qu’Annalena Baerbock, depuis le ministère des Affaires étrangères, surveillent scrupuleusement l’évolution de ce dossier.
Pour autant, ces derniers restent concentrés sur leurs tâches essentielles consistant à trouver des solutions de remplacement pour couvrir les besoins en gaz, hydrocarbures, électricité et autres métaux ou matières premières des différents secteurs domestiques et industriels allemands ; notamment en allant démarcher ‒ plutôt vainement ‒ les Émirs des pays du Golfe et autres fournisseurs mondiaux. Et ce, sans pourtant trop oser laisser de côté les recours contributifs aux éoliennes, à l’électricité nucléaire et au tout hydrogène. Robert Habeck a d’ailleurs décidé de prolonger de trois mois, deux des trois dernières centrales nucléaires allemandes, qui seront utilisables pour apporter une contribution supplémentaire au réseau électrique. Dit clairement, le quota d’hydrocarbures concédé par Poutine à l’Allemagne le 26 juillet ne sera couvert qu’à 40%, ce qui empêchera bientôt de chauffer des espaces de bureaux, des salles de classe et autres lieux adéquats, sauf à considérer ‒ ce qui se dit sous le manteau ‒ qu’il sera impossible de s’en sortir sans en passer par l’importation d’une copieuse part d’électricité nucléaire.
Ces réflexions se font bien sûr sans négliger les autres sources relais, telles que le gaz de schiste (Schiefergaz ou Fracking), qui pourraient permettre, dans un futur lointain, d’assurer à l’Allemagne une marge de manœuvre énergétique additive de 20%. Une perspective à propos de laquelle Robert Habeck, assez bravache pour visiblement se rassurer, explique que cela ne devrait pas relever d’une « police du chauffage » (…) car l’Allemagne, dit-il, est « un pays puissant, doté de marges de manœuvres sociétales volontaristes appréciables ». L’objectif est de démontrer à Poutine à quel point les Allemands resteraient forts. C’est ainsi que, dans la plupart des grandes villes allemandes, plusieurs membres de l’équipe d’Habeck craignent très sérieusement des soulèvements populaires, d’autant que le jeu pervers de Poutine, qui agite par exemple la menace de coupures ou de réductions d’électricité, inquiète les ménages allemands.
En revanche, certes l’Allemagne est complètement en déroute sur ses approvisionnements énergétiques vitaux, mais elle le sera beaucoup moins sur le plan de sa défense. En effet, dès le 28 février 2022, le Chancelier Scholz, en prenant de vitesse ses outsiders pacifistes Habeck et Baerbock, a brisé un tabou en annonçant une augmentation spectaculaire du budget allemand de la défense. L’Allemagne a ainsi annoncé un virage à 180 degrés de sa posture militaire, ce qui constitue une véritable révolution géopolitique, explicable par la déclaration de guerre poutinienne, à laquelle le gouvernement précédent d’Angela Merkel ne s’était jamais résolu. Il en va désormais complètement autrement depuis la création d’un fond de 100 milliards d’euros destinés à renforcer les capacités de défense du pays.