Les biens communs du 21ème siècle

22.07.2022 - Regard d'expert

Parmi les interventions remarquables des Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence du 8 au 10 juillet, le débat animé par Jean-Hervé Lorenzi, président des Rencontres, sur le thème des « Biens communs au 21ème siècle » a retenu notre attention. Cet échange a réuni Ilham KADRI, CEO de Solvay, Jean-Bernard LEVY, PDG d’EDF, Thomas BUBERL, directeur général d’Axa, ainsi que Philippe WAHL, PDG de La Poste, dont l’intervention est retranscrite ci-dessous.

Un bien commun est une ressource à accès partagé ; mais il y a de toute évidence des conflits et des contradictions dans cette définition. Premièrement, parce qu’elle impliquerait qu’un bien commun ne puisse pas être laissé au seul marché. Or, il exige un accès avec de la péréquation parce qu’il s’agit justement d’un bien commun ; il faut donc réguler le marché.

La deuxième contradiction sur cette notion, c’est que tous les biens ne sont pas des biens communs. Il ne faut pas simplement qu’ils soient nécessaires ; mais ils doivent aussi être vitaux. Et parce qu’ils sont vitaux, ils doivent échapper et ils échappent au marché. Je me permettrai donc de redire que de mon point de vue, le bien commun du 21ème siècle est un bien vital pour l’humanité dont la production ne peut pas être laissée au seul marché.

Enfin, le dernier aspect que je veux souligner dans cette définition est que le bien commun, qu’il est impossible de laisser au marché seul, est vital pour l’humanité mais aussi valable pour la génération actuelle, pour les générations futures, ainsi que pour les siècles et les siècles à venir. Le bien commun commence avec Saint-Thomas d’Aquin : on ne naît pas bien commun, on le devient. Un bien commun ne l’est donc pas pour l’éternité. Par exemple, le téléphone a longtemps été un service public et un bien commun. Toutefois, la chute incroyable des prix relatifs de l’unité de télécommunication fait qu’aujourd’hui nous n’avons plus besoin des contraintes et des règles du bien commun pour la téléphonie. De même, la lettre a été un bien commun avant que nous trouvions un produit de substitution : le SMS ou le Mail.

Cela signifie donc qu’un bien commun est un facteur historique et que cette question du 21ème siècle amène à se demander ce que seront les biens communs nécessaires, les services publics de demain, au cours du siècle à venir. Or, la conviction que nous avons, c’est que l’un des biens communs du 21ème siècle sera le lien social et humain. D’ailleurs, vous êtes certainement en train de vous dire que cela est naïf, ingénu, que j’exagère car nous sommes tous en lien. Heureusement pour moi, la Première ministre Elisabeth Borne vient de nous dire qu’elle avait considéré notamment à l‘occasion de la pandémie, que le lien commun, le lien humain était remis en question.

Or, dans notre société d’aujourd’hui, trois éléments viennent remettre en question le lien social, ce qui nous fait réfléchir à la question de la place du lien comme bien commun de la civilisation.

Tout d’abord, je vais citer Jean Tirole, notre prix Nobel d’économie, inquiet par les forces du marché qui menacent les biens communs de l’humanité. Je précise que si Jean Tirole est inquiet… je le suis aussi. Pour lui, il y a trois éléments qui sont des menaces pour le lien social.

Le premier élément, c’est notre individualisme. L’individualisme comportement qui correspond à notre façon de vivre, beaucoup plus individuelle qu’avant. Je m’arrête là, je ne me bats pas la coupe car c’est notre plaisir et notre société mais je dis simplement que cela fait reculer le lien.

Le deuxième élément, c’est la digitalisation de la société. Le digital est certes incroyable, fantastique car tout va plus vite et nous savons tout, tout de suite, mais que nous dit la défenseure des droits dont le rôle est central dans notre pays ? Dans son dernier rapport, elle nous explique que 13 millions de personnes sont exclues du numérique. En effet, le numérique va beaucoup plus vite mais tandis qu’il va plus vite, il exclut aussi 13 millions de personnes. Ainsi, Emmaüs Connect décrit 8 millions d’ilectroniques en France. Nous le voyons donc bien mais l’évolution de la société crée de l’exclusion qui nécessite un bien commun.

Enfin, le troisième élément, c’est le vieillissement de la population. Jamais, dans l’histoire humaine ‒ et nous pouvons remonter très loin ‒, nos sociétés n’ont eu autant de personnes âgées. Le meilleur reste pourtant à venir. En effet, en 2013, il y avait 600 000 nonagénaires en France, c’est-à-dire des gens de plus de 90 ans. En 2030, il y aura 1,3 million de nonagénaires et plus de 20 000 centenaires. Ce vieillissement de la population se traduit par de l’isolement, de la fragilité, de la solitude.

À nouveau, je vais prendre une référence extérieure : l’association Les Petits Frères des Pauvres. Le 10 octobre 2021‒ et l’expression que je vais utiliser n’est pas de moi ‒, il y avait en France 530 000 personnes en « mort sociale ». L’association nous fait remarquer qu’il n’y en avait que 300 000 en 2017.

Que signifient ces trois éléments cités, individualisme, digitalisation, vieillissement ?

Le monde tel qu’il est, créé de l’exclusion et donc un besoin incroyable de lien social. Considérons donc que notre devoir de citoyen du monde est de protéger le lien social. Le lien social est un bien commun, alors comment faire ?

Tout d’abord, je vais le dire très simplement mais les postières et les postiers, les factrices et les facteurs que je représente n’ont pas le monopole du lien social. Je souhaitais le dire. Bien sûr, nous avons tous les jours, aujourd’hui aussi, 70 000 personnes qui passent partout en France et qui contribuent à leur échelle à ce lien social. Le groupe La Poste a mis en place de nouveaux services, très critiqués d’ailleurs au moment du lancement, qui sont des éléments clés de notre avenir. À ce jour, une seule poste dans le monde nous suit. Il s’agit de la poste japonaise avec un service extraordinaire, le « Mimamori », le service du regard attentif. Cela signifie que ce sujet du lien social devient central dans la société. Et si nous n’en avons pas le monopole, c’est d’abord parce que les élus, les maires, les associations sont au service du lien social ; les entreprises également, qui par l’emploi qu’elles donnent sont également contributrices de ce lien social.

Cependant nous le voyons bien, nous avons tous besoin de considérer que cette cause du lien social est un vrai sujet pour le 21ème siècle. Ce sujet est absolument fondamental, et ne croyez pas que, parce que nous sommes aujourd’hui réunis, il n’y ait pas de sujet sur le lien social. Ce sujet est majeur. Il est majeur dans une société qui vieillit comme aucune société humaine n’a vieilli avant elle. Il est majeur dans une société qui se digitalise, c’est-à-dire qui prend de la distance comme aucune société ne l’a connue. C’est la raison pour laquelle, quand Jean-Hervé Lorenzi nous a parlé de ce thème du bien commun, je me suis dit qu’il était important à la fois de souligner le besoin d’un bien commun de lien social mais aussi de nous dire que toutes et tous nous pouvons être actifs pour préserver ceci, justement parce que la mécanique de la société, ou de l’économie ‒ comme le dit Jean Tirole ‒ détruit du lien social et menace ce qui entre nous fait non seulement société, mais aussi humanité.

Philippe Wahl
Diplômé de Sciences-Po Paris, de l'ENA, titulaire d'un DEA en sciences économiques, Philippe Wahl entre d'abord au Conseil d'État en tant qu'auditeur et maître des requêtes et devient, en 1986, chargé de mission auprès du président de la commission des opérations de bourse. Conseiller technique chargé des affaires économiques auprès du Premier ministre en 1989, il est, en 1997, responsable des services financiers spécialisés de Paribas. Il sera ensuite directeur général de la caisse nationale des caisses d’épargne, puis du groupe Havas, vice-président du groupe Bolloré, et en 2007 directeur France de la Royal Bank of Scotland. En janvier 2011, il devient président du directoire de La Banque Postale et directeur général adjoint du groupe La Poste. En 2013 Philippe Wahl devient président-directeur général du groupe La Poste et président du conseil de surveillance de La Banque Postale.