La Russie éternelle et nous : l’urgence d’agir au présent

18.03.2022 - Regard d'expert

Les autorités russes considèrent leur pays comme une forteresse assiégée depuis Ivan le Terrible, pour ne remonter qu’à lui. L’Union Soviétique connaissait le même ressentiment que la Russie historique alors que c’était elle initialement qui était supposée vouloir étendre son idéologie au-delà de ses frontières. Poutine poursuit dans cet état d’esprit d’assiégé accompagné de ce qu’on pense être une volonté de reconquête dont on n’arrive pas à cerner les limites.

La France a toujours tendu la main à ce pays culturellement proche. Après la Seconde Guerre Mondiale nous avons connu la Guerre Froide avec l’Union Soviétique, époque où le Général de Gaulle a essayé de poser les bases d’un nouveau concert des Nations de l’Atlantique à l’Oural. Après lui, les accords d’Helsinki, qui viennent au départ de la proposition de Moscou de conclure un pacte de sécurité collective en Europe, ont été un succès pour nous.

Nous n’avons pas seulement négocié, en amont et en parallèle de la CSCE, des réductions de forces conséquentes et la normalisation des relations entre la RFA et la RDA, ainsi qu’un accord des Quatre sur Berlin. Nous avons aussi ouvert trois corbeilles de négociations, sur la sécurité, sur l’économie et sur ce qu’on n’a pas appelé la démocratie et les droits de l’homme mais qui en relevait bien.

Les Soviétiques étaient les plus demandeurs dans la première corbeille avec leurs demandes sur l’inviolabilité des frontières, la non-intervention dans les affaires intérieures et l’intégrité territoriale, toutes choses qu’ils foulent au pied maintenant. De notre côté, nous nous sommes efforcés avec la deuxième corbeille de créer des ponts entre les modèles économiques et sociétaux des deux mondes capitaliste et communiste, favorisant les échanges d’informations et l’harmonisation des normes. C’est peu, mais c’est déjà ça. La troisième corbeille était de notre part une contrepartie obligatoire de nos concessions dans la première. Nous avons obtenu de mener des actions concrètes en matière de droits de l’homme en améliorant les contacts entre les personnes, en réunissant les familles et en traitant les cas humanitaires.

Le pouvoir soviétique se serait sans doute délité in fine mais nous ne savons dire combien de temps les Accords d’Helsinki nous ont fait gagner. Cet intelligent montage intellectuel conduira à la transformation de la CSCE en une OSCE à caractère permanent avec les Sommets d’Helsinki de 1992. C’est alors que nous avons cessé de nous mobiliser et avons baissé la garde.

L’URSS avait éclaté en décembre 1991 et la CSCE s’est efforcée de se consacrer à la prévention et gestion des conflits ainsi qu’à l’aide à transition démocratique dans les régimes post-communistes. La CSCE était censée disposer d’instruments répondant à la situation, alerte rapide, prévention des conflits, gestion des crises, règlement des différends…

Cette institutionnalisation d’un organe circonscrit aux problèmes issus de l’éclatement de l’URSS s’est heurtée à notre manque de vigilance. Nous entrions dans un autre monde où nous avions triomphé du communisme et pensions que la Russie allait s’adapter à l’économie de marché du jour au lendemain sans passer par la case corruption et adopter nos critères démocratiques sans efforts de transition puisque l’idéologie qui la soutenait avait disparu.

Ne revenons pas sur les engagements de non élargissement de l’OTAN vers l’est puisque cela relève au mieux de discussions bilatérales non confirmées.

S’agissant de la préservation de l’ordre juridique international de la même époque, constatons que les Russes ne se sont plus sentis protégés par les règles préexistantes du Conseil de Sécurité de l’ONU. Ils ont estimé que l’OTAN avait bafoué celles-ci avec le bombardement de la Yougoslavie en 1999 sur la base de résolutions juridiquement contestables. Ceci pouvait créer un précédent dans l’environnement régional de la Russie susceptible d’affecter son intégrité territoriale si on considère ses craintes obsidionales récurrentes. Au-delà de cet environnement régional, la guerre lancée en 2003 par les Etats-Unis en Irak sans l’aval du Conseil de Sécurité de l’ONU au prétexte de la détention d’armes de destruction massive pouvait laisser penser à un esprit dérangé que tout était possible dans sa propre sphère d’influence.

Ne revenons pas sur le détricotage des accords de désarmement que nous avons vu évoquer dans de nombreux articles bien documentés, sinon pour constater que nous nous trouvons maintenant dans une situation délicate. La Russie et les États-Unis détiennent à eux seuls 90% des armes nucléaires dans le monde et Poutine joue avec nos nerfs sur le recours à celles-ci. Nous ne savons pas jusqu’où il veut aller et lui-même ne cesse de nous tester pour savoir jusqu’où il peut aller.

Depuis le 24 février 2022 ce qui a été fait par la France en Présidence de l’UE a été bien fait. Il faut désormais augmenter les sanctions sur la question de fourniture de gaz et pétrole et organiser une solidarité sur ce point entre les pays moins exposés comme le nôtre et ceux qui le sont davantage telle l’Allemagne, comme vient de le dire Dominique de Villepin.

Cependant, il ne faut pas attendre de savoir jusqu’où Poutine compte aller en matière de gains territoriaux avant de proposer des garanties de sécurité puisque cette incertitude fait partie de sa tactique. Ce qui pourrait paraître absurde en d’autres circonstances ne l’est pas ici. L’Europe avec la France en Présidence devrait se mettre très vite en initiative s’agissant de proposer publiquement des garanties de sécurité concernant l’arrêt de la guerre en Ukraine et le fait que l’OTAN est maintenant frontalière de la Russie.

C’est certes très compliqué du fait du caractère évolutif ou instable de la situation mais aussi du fait des partenaires à mettre d’accord côté occidental. Le couple franco-allemand peut fonctionner compte tenu de la personnalité du nouveau Chancelier. Des occasions ont déjà été ratées ces jours-ci sur lesquelles il est inutile de revenir sauf à hypothéquer la suite. Il faut que le couple franco-allemand ait des idées innovantes.

Il faudrait ensuite que le Président de la République dévoile très vite des propositions actualisées aux opinions publiques occidentale et russe puisqu’il paraît que nous savons techniquement comment porter notre voix jusqu’au fond des chaumières russes. C’est bien de continuer à parler à Poutine mais c’est légitime de faire savoir ce que nous proposons. C’est le moment de le faire.

Le Président Zelensky a ouvert la voie la semaine dernière à des propositions de compromis quand il a dit que « l’OTAN n’était pas prête à accepter l’Ukraine ». C’est le premier nœud du problème ukrainien. En revanche la perspective pour l’Ukraine d’intégrer l’Union Européenne à un horizon compatible avec sa capacité de remplir les critères d’adhésion pourrait-elle être mise sur la table comme l’a dit Pascal Lorot dans cette revue, si les Etats membres le voulaient ? Si Poutine pense le contraire de ce qu’il laisse dire, s’il pense que le chemin de l’Ukraine vers nous va tirer également le peuple russe vers nos valeurs, une proposition officielle à Kiev ne fait pas sens. On peut supposer qu’on a testé les officiels russes sur ce point. Notons cependant dans ce cas que, s’il est proposé que l’Ukraine soit un Etat neutre sans président fantoche à sa tête, rien n’empêchera le moment venu de reparler d’adhésion à l’UE.

Le deuxième nœud du problème sont les territoires russophones de Donetsk et de Louhansk. Si Poutine voulait ne rien entendre avant d’avoir fait la jonction avec la Crimée comme on peut le craindre, il est important de communiquer vite et publiquement sur des mesures de confiance.

S’agissant de laisser Poutine gagner une guerre d’usure malgré les sanctions occidentales et malgré une armée ukrainienne et une population en armes qui se révèlent proprement héroïques, c’est laisser aussi la Russie tomber dans un trou sans fond où un successeur ne pourrait qu’être pire que lui si la Russie profonde continue d’être désinformée ou de faire semblant de l’être sous l’emprise de la peur.

Après ce moment de l’immédiateté, l’occident et l’Europe devraient aussi revenir aux fondamentaux d’Helsinki et offrir aux Russes d’entrer dans une architecture de sécurité qui s’accompagne à nouveau d’une politique de petits pas en matière économique et de droits de l’Homme.

Dans l’immédiateté, l’important est que nous avons retrouvé la volonté politique d’agir et qu’il faut faire plus, comme à Helsinki, en nous attaquant à une idéologie contraire à la nôtre. Pour la suite, rappelons-nous qu’il a fallu vingt ans pour réussir Helsinki. C’est devenu un temps très long pour les démocraties. Il est vital cette fois que nous ayons de la mémoire…et de l’humilité pour offrir à la fois le meilleur et le plus acceptable de notre modèle.

S’agissant toujours de ce temps long, il serait bon de souffler à l’oreille de Poutine ce qu’il sait mais qu’il se croit en mesure de gérer. Le pire danger pour lui ne se situe pas à l’ouest mais à l’est, avec la Chine, puissance mondiale qui va continuer de grossir et prospérer. Le partenaire de circonstance qu’elle a souvent été pour les Russes dans l’histoire est aussi celui qui pourrait finir par passer aux actes contre eux s’agissant de l’irrédentisme territorial, à l’image de ce qu’on constate s’agissant de ses visées sur Taïwan comme de ses ambitions de puissance maritime.

Chantal Poiret
Chantal Poiret est Senior Advisor chez ESL & Network. Elle a fait une carrière de diplomate qui, s’agissant de la Russie, l’a conduite comme Ambassadeur dans des pays de l’étranger proche, l’Azerbaïdjan, la Lettonie et la Norvège. Elle a fait dix ans de diplomatie multilatérale onusienne.