Le rapport Mbembe : un récit à charge, des oublis, des portes ouvertes

07.11.2021 - Regard d'expert

Aujourd’hui la francophobie fait florès dans les villes africaines. Beaucoup de réseaux sociaux en Afrique francophone diffusent une image de la France surpuissante, perverse, prédatrice.
La répétition des messages infondés fait que des voix minoritaires apparaissent comme dominantes. Les réponses officielles outragées ne persuadent guère les irréductibles. Soixante ans après les indépendances, l’invocation rituelle du « néocolonialisme » qui s’adosse sur la crise que traverse la jeunesse africaine sert en réalité souvent de dédouanement facile à l’incapacité des gouvernants à éradiquer le chômage chronique. Des entrepreneurs politiques adoptent une position agressive envers la France affichant une posture “révolutionnaire” sans risque.

Le rapport intitulé « Les nouvelles relations Afrique-France, relever ensemble les défis de demain » a été remis par l’universitaire camerounais Achille Mbembe a été remis au Président Macron le 5 octobre 2021 lors du Sommet Afrique-France de Montpellier n’échappe pas au piège, celui d’une opinion africaine qui cherche, plus ou moins confusément, une explication causale extérieure afin d’échapper au sentiment de culpabilité et à son mal-être. L’incessant rappel d’une complicité française dans les drames africains permet d’éviter de se pencher sur les causes profondes de ces drames. La France n’est-elle pas un bouc émissaire facile, singulièrement plus que d’autres pays, Grande-Bretagne et Portugal et à présent la Chine, la Russie ou Turquie ? Une vision amplifiée
par un jeu de miroirs grossissants du rôle de la France dans le destin africain. Cette position conduit à une désillusion, car elle est un refus d’assumer ses responsabilités.

Un miroir grossissant

Casser du sucre sur les entreprises françaises en évoquant Elf ou Bolloré (qui annonce vouloir se retirer d’Afrique) relève de l’exercice facile, un brin éculé. Comme celui dénonçant la déforestation abusive (p.91) dont certaines se rendraient coupables. On aimerait que la critique soit étayée par des cas récents précis. D’aucuns répondraient que depuis une dizaine d’années les principes de la responsabilité sociétale et environnementale traversent les entreprises, les bureaux d’études, les ONG. Le débat sur le développement africain en s’ouvrant sur de nouvelles thématiques (travail décent, économie sociale, climat, environnement) et sur de nouveaux instruments (études d’impact, certifications, notations et reportings) s’en trouve dynamisé. Au passage on constatera que sur la question de la Zone franc, le débat est dépassé en Afrique de l’Ouest du moins. Le Parlement français a entériné en 2020 la sortie la France de ce reliquat colonial. Combien de Parlements africains l’ont fait ? Les administrateurs français sont partis, le compte d’opérations a quitté le Trésor français pour être domicilié à Dakar. Le changement de nom est décidé (l’éco). La question est désormais africaine, totalement africaine et ce serait préjudiciable à la sérénité du débat de ne pas le dire clairement.

Sortir de la schizophrénie réciproque

La marge de manoeuvre est, pour la France, étroite. On aime mieux la France là où elle n’a pas d’histoire, comme au Ghana ou au Kenya, que là où elle en a une. Là où on l’aime moins pour un excès d’interférence, les mêmes l’accusent de ne pas pratiquer l’ingérence démocratique vis-à-vis d’autocrates habiles à multiplier sans vergogne les mandats électoraux (Cameroun, Congo, Guinée, Côte d’Ivoire, Togo) ou de militaires repoussant aux calendes sahéliennes le retour au pouvoir des civils (Mali, Tchad). La dialectique indifférence-ingérence est subtile. Dans l’étroit
chemin, la relation Afrique-France est pleine de chaussetrappes. Ainsi la restitution des oeuvres conservées dans les musées français, approuvée par le Parlement français, a des effets ambivalents. D’abord appréciée par les intellectuels, cette décision est montrée par certains contempteurs comme un aveu de ses ignominies d’autrefois, comme une preuve supplémentaire de l’infamie coloniale. Elle devient le prétexte d’une accusation indéfiniment rappelée.

Un nouveau récit

Pour consolider la dynamique que veut lancer Emmanuel Macron, le rapport propose de créer un Fond d’innovation pour la démocratie afin de financer les sociétés civiles en matière de libertés fondamentales. Il propose aussi de bâtir la Maison des mondes africains et des diasporas à Paris pour accueillir des expositions, des spectacles, des conférences… D’autres idées en fait déjà en germe sont évoquées : un programme « Campus nomade » de type Erasmus afin de favoriser la mobilité des enseignants et chercheurs ; une Plateforme de débats Afrique- France, pour faire émerger de nouvelles idées et des coalitions d’acteurs pour mener des combats sociaux, sociétaux, environnementaux… ; la relance de la coopération muséale, la création d’une Commission intercontinentale sur la transparence économique afin d’établir une cartographie des investissements sur le continent…

Pierre Jacquemot
Pierre Jacquemot est senior economic advisor chez ESL.GOUV. A la fois universitaire et diplomate, il est ancien ambassadeur de France, au Kenya (2000-2003), au Ghana (2005-2008), puis en République Démocratique du Congo (2008-2011). Il a également été conseiller du Président du Sénégal, Abdou DIOUF. Depuis 2011, il est président du GRET - Professionnels du développement solidaire, chercheur associé à l’IRIS, collaborateur de l’Institut Nord-Sud d’Ottawa, et membre du Comité de direction du CIAN (Conseil des investisseurs français en Afrique). Il enseigne à Sciences Po-Paris, au CEFEB de Marseille et à 2iE de Ouagadougou.