Alliés ou Vassaux…

24.09.2021 - Éditorial

Pas plus que les Chinois ou les Russes, les Américains ne sont nos alliés sur le plan économique. Le coup de poi­gnard dans le dos que vient de nous infliger Joe Biden en faisant annuler la commande de 12 sous-marins conventionnels par l’Australie à Naval Group pour lui substituer un accord stra­tégique à trois avec les Anglais dénommé Aukus visant à aider l’Australie à se doter de sous-marins à propulsion nucléaire pour contrer l’influence de la Chine dans la région Indo-Pacifique, vient de nous le rappeler cruellement.

Au-delà de la colère devant les mensonges et la duplicité des Aus­traliens dans cette affaire, au-delà de la remise en cause d’un marché important emporté à la régulière par Naval Group, à la suite d’un appel d’offres, cette affaire nous rappelle que pour les USA, en matière économique, politique et stratégique, le prin­cipe est celui d’ « America First », quels que soient l’Adminis­tration américaine et le titulaire du poste de la Maison Blanche. Les naïfs ou complaisants qui pensaient qu’après Trump et son agressivité débordante, les démocrates de retour au pouvoir allaient changer d’attitude et infléchir la politique américaine, en ont pour leur frais.

L’affaire australienne prend place dans une séquence où il n’est point besoin d’aller dans la lointaine zone Pacifique pour tou­cher du doigt l’hyper agressivité commerciale américaine dans le domaine des industries stratégiques et notamment des indus­tries de défense.

A nos frontières, il y a quelques semaines, la Suisse nous infli­geait une double défaite, en plus de celle de l’Euro de football, en choisissant le F-35A de Lockheed-Martin face au Rafale et le système de défense aérienne Patriot de Raytheon face à celui de MBDA.

Dans les deux cas, l’analyse des offres penchait plutôt côté fran­çais et la décision suisse, très politique, faisait suite à un acti­visme américain de tous les instants.

La Grèce, au coeur de l’Union européenne, vit une situation très comparable. Dans le cadre d’une compétition ouverte par le gou­vernement grec pour l’achat de frégates militaires, la compétition fait rage et Naval Group, encore lui, est confronté à une offensive américaine extrêmement forte, très politique et diplomatique où l’administration de Joe Biden, à la suite de l’administration Trump, fait valoir à la Grèce que même si elle n’a pas de bateaux correspondants aux besoins de sa marine, elle est le meilleur allié stratégique de la Grèce et le plus sûr en Méditerranée orientale et qu’il faut donc dealer avec elle.

Ce qui structure aujourd’hui la pensée américaine, c’est bien sûr, le choc frontal avec la Chine. Tous ceux qui rencontrent des dirigeants américains aujourd’hui sont frappés de leur fixation sur ce pays qu’ils considèrent menaçant politiquement, techno­logiquement, économiquement, démographiquement… La pres­sion exercée sur le reste du monde par la diplomatie américaine consiste, dès lors, à pousser chacun à choisir son camp et bien sûr plutôt celui des USA.

L’Europe du point de vue américain n’est pas un enjeu essentiel. Personne ne considère à Washington que l’Union européenne présente le moindre risque de choisir le camp de la Chine. Forts de leurs réseaux d’influence dans les grandes nations euro­péennes (ne sous-estimons pas à cet égard le poids des élites atlantistes dans la plupart des cercles dirigeants de nos pays), forts de leur poids de protecteur des anciens pays communistes de l’Europe de l’Est, les Américains surfent sur nos valeurs démocratiques communes pour assurer l’arrimage de l’Europe à sa propre stratégie. Les USA considèrent, à ce titre, qu’ils n’ont pas besoin de faire des efforts substantiels vis-à-vis de nous. Ils veillent simplement à ce que l’Europe reste faible et désunie. Et que le concept d’alliés mis en avant pour un souci d’image bien compréhensible se résume, dans les faits, à celui de vassal.

Fortes de cette situation, les entreprises américaines, adossées sur la puissance diplomatique de leur pays, sur l’articulation savamment orchestrée avec la justice de leur pays, peuvent deve­nir les prédatrices que nous connaissons en Europe et en France particulièrement depuis plusieurs années. Les menaces qu’elles représentent pour notre souveraineté n’ont pas grand chose à envier avec celles que la Chine ou la Russie exercent elles aussi.

N’avons-nous que nos yeux pour pleurer et une fois passés les cris de fureur, les rappels d’ambassadeurs, les postures diploma­tiques, devons-nous reprendre le chemin de la résignation, de la compromission, de la soumission ?

Nous ne devons pas oublier d’abord que nous sommes à la pointe de l’excellence dans beaucoup de domaines. Nos sous-marins en Australie étaient objectivement les meilleurs dans la compéti­tion organisée par les autorités publiques et nous avons gagné. Nos avions et nos missiles correspondaient objectivement aux besoins exprimés par la Suisse de façon beaucoup plus précise que les propositions américaines. Et comme je le rappelais, nos frégates sont considérées par la marine grecque comme l’excel­lence dont elles ont besoin. C’est vrai aussi de nos avions civils, de nos entreprises technologiques dans le domaine du numérique, de la santé, des technologies de pointe dans beaucoup de secteurs. Nous avons donc capacité à attirer, croître, inventer, innover et gagner… Tout simplement gagner aux quatre coins de la planète.

L’épisode australien nous renvoie cependant à quelques exi­gences qu’il est bon de rappeler alors que nous entrons en pré-campagne présidentielle.

Si l’on veut être allié et non pas vassal, il faut veiller à un cer­tain équilibre des pouvoirs. Cela passe bien sûr par plus d’Europe et plus de politiques communes que cherchent à empêcher les autres grandes puissances. C’est un des enjeux de la Présidence française de l’Union européenne qui débutera, pour six mois, le 1er janvier 2022. Mais c’est aussi un des enjeux majeurs des dési­gnations des exécutifs nationaux à venir dans les grands pays de l’Europe (Allemagne et France en premier lieu). Rien n’est simple et facile. Mais c’est indispensable.

La deuxième exigence est celle de ne jamais baisser la garde et de conserver les moyens de vigilance, de veille, de renseignements, d’intelligence stratégique à haut niveau. La bataille entre la Chine et les Etats-Unis est aussi une bataille pour le contrôle des données, des informations, du renseignement, de la communica­tion. Dans la campagne australienne ayant permis à Naval Group de l’emporter, la France avait consacré des moyens importants mêlant outils publics et privés. Il est consternant de constater que ces moyens ont été levés en tout ou partie une fois le suc­cès assuré alors que l’expérience de la négociation des grands contrats d’exportation sur lesquels nous travaillons depuis plus de 20 ans, nous a montré que « vingt fois sur le métier, il faut remettre notre ouvrage » .

La troisième exigence est plus complexe mais tout aussi néces­saire. Le concept d’alliance ne peut être unique sous peine de se travestir trop facilement dans la vassalisation. Si être allié des USA, sous prétexte que nous partagerions les mêmes valeurs démocratiques, est d’être allié sur tous les sujets, cela veut dire qu’on ne parle plus d’alliance mais d’alignement. Et comme les USA prennent un malin plaisir à prendre des déci­sions sans concertation avec leurs supposés alliés, on se retrouve à être contraint de supporter leurs décisions, au sens de suppor­teurs. L’Europe et la France ont donc intérêt à promouvoir des alliances différentes suivant les sujets et les zones géographiques pour mieux défendre nos valeurs et nos intérêts économiques : changement climatique, souveraineté numérique, protection des données personnelles, politique de co-développement en Afrique ou encore politique spatiale sont autant d’exemples sur lesquels nous ne sommes pas alignés sur les intérêts américains ou chinois et où d’autres schémas d’alliance sont nécessaires pour mieux défendre nos intérêts.

La quatrième exigence est sans doute, sur le plan des principes, la plus facile à mettre en oeuvre. Elle est pourtant la plus éloi­gnée des discours publics de notre pays. Il s’agit de l’exigence de mettre en place à partir d’une volonté publique forte les moyens de soft power de notre pays. La France perd, dans cette période, de l’influence partout dans le monde. Dans les zones lointaines bien sûr comme la zone Indo-Pacifique, mais aussi dans les zones où nous devrions être forts, l’Afrique mais aussi l’Europe. L’Etat n’arrive pas à mobiliser des efforts publics et privés autour d’ob­jectifs clairs : éducation, formation, francophonie, humanitaire, développement économique, information, sécurité… C’est d’au­tant plus rageant que d’autres plus petits (Qatar, Israël), moyens (Turquie, Grande-Bretagne) ou grands (USA, Chine, Russie) font mieux que nous.

Absence de volonté, manque de moyens mobilisés, refus de s’ap­puyer sur le secteur privé, manque de stratégie… La prochaine élection présidentielle doit être l’occasion de mettre au premier plan le sujet de la place et du rayonnement de la France dans le Monde. Les acteurs des affaires publiques, de l’influence, de la diplomatie d’affaires que nous sommes, sommes prêts à y par­ticiper pour apporter notre contribution. A condition, bien sûr, de trouver des candidats qui prennent la hauteur suffisante pour s’y intéresser

Alexandre Medvedowsky
Alexandre Medvedowsky est un ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration (promotion Denis Diderot, 1984-1986). Magistrat au Conseil d’Etat à partir de 1986, il siège au cabinet de Laurent Fabius alors président de l’Assemblée Nationale de 1990 à 1992. De 1998 à 2001, il est professeur associé à l’Université d’Aix-Marseille III et enseigne à l’IEP de Paris jusqu’en 2006. Il a été conseiller des Bouches-du-Rhône de 1998 à mars 2015. Nommé conseiller d’Etat en juillet 2001, il rejoint ESL & Network Holding la même année et intègre le Directoire d’ESL & Network Holding, dont il est nommé président le 1er janvier 2013. Il a été élu président du SYNFIE, le syndicat français de l’intelligence économique en mai 2014.