Entretien avec Emmanuel Pitron

12.03.2021 - Regard d'expert

Vous dirigez le pôle d’activité Éthique des affaires au sein du groupe ADIT, pourriez-vous nous en dire plus sur votre activité ?

EP — Le pôle Éthique des affaires regroupe aujourd’hui 3 départements : d’abord un département de conseil qui aide les entreprises à mettre en place, à suivre, à benchmarker, à décliner et à expliquer à travers de la formation, des programmes de conformité ; ensuite un département audit qui permet de contrôler sur pièce et sur place les risques de conformité, soit de manière préventive (exemple dans le cadre d’une fusion/acquisition), soit de manière curative (exemple dans le cadre d’un contentieux ou d’une alerte éthique), en allant jusqu’à l’investigation sur support numérique (forensic) ; enfin, le département due diligence et screening qui regroupe une des équipes les plus importantes en Europe pour aider les entreprises à la sélection des tierces parties, partout dans le monde. Cette équipe spécialisée en gestion des risques de conformité traite aussi bien de l’anti- corruption que du devoir de vigilance, des droits de l’homme que des sanctions ou embargos, des enjeux de contrôle des exportations que de RGPD. La spécificité de cette approche c’est de considérer que derrière la conformité, il y a toujours des enjeux d’intelligence stratégique pour les entreprises que nous accompagnons.

Quels ont été les impacts de la LS2 et des lois d’extraterritorialité américaines en matière de lutte anti-corruption sur votre activité, notamment vis-à-vis du besoin des clients et de l’évolution de l’offre?

EP — En 2017, il y a eu une double prise de conscience en France : non seulement une prise de conscience que les règles extraterritoriales américaines, notamment celles du FCPA, pouvaient avoir un impact létal sur des groupes français (c’est ce que nous avons appelé à l’ADIT le syndrome « comply or die ») ; mais également une prise de conscience politique sur le fait que la lutte contre la corruption devenait une priorité pour attirer les investisseurs étrangers, être mieux noté dans les classements internationaux et rompre définitivement avec certaines pratiques passées. Clairement, en France, il y aura eu un avant et un après la loi Sapin 2. Aujourd’hui, 4 ans après, nous constatons une maturité beaucoup plus grande en France sur ce sujet. Mais ce qui est frappant aujourd’hui, c’est surtout la demande de solutions opérationnelles, digitales, et sécurisées qui protègent les entreprises françaises et européennes. C’est la raison pour laquelle nous avons développé des solutions « cloud free », hébergées en France, avec de l’IA française et opposables dans le cadre d’un contrôle ou d’un contentieux : c’est le cas pour le forensic ou le screening des fournisseurs par exemple.

Un rapport de Bernard Cazeneuve à destination du Commissaire européen à la justice appelle à un sursaut dans la lutte contre la corruption au niveau européen avec la création d’un droit européen de la compliance. Qu’en pensez-vous ?

EP — En Europe, certains plaident avec force et légitimité, à l’instar de Bernard Cazeneuve, pour adopter une approche communautaire du sujet, mais à ce stade il n’y a que des réponses nationales qui se ressemblent peu ou prou mais sans réelle coordination. C’est vrai pour l’anticorruption ; c’est vrai aussi pour les régimes de sanctions qui n’ont pas exactement la même portée que les sanctions américaines. Il est en effet indispensable d’avoir une approche unifiée afin de peser ensemble dans les rapports de forces diplomatiques et juridiques : nous le savons, le droit est une arme dans la guerre économique. A nous de nous emparer de ce chantier prioritaire et de ne pas nous cantonner aux seules règles antitrust. Le droit des sociétés, le droit pénal des affaires, le droit de la conformité sont des champs de convergence essentiels pour que l’Europe puisse rester autonome face à la Chine et aux Etats-Unis.

Les articles 6 à 16 de la loi Sapin 2 précisent le statut des lanceurs d’alertes, néanmoins on observe un retard des entreprises françaises par rapport aux anglo-saxons sur la gestion de cette problématique. Comment expliquez-vous cela et quelles sont les pistes d’amélioration pour les entreprises françaises ?

EP — Il y a un vrai sujet culturel avec les lanceurs d’alerte en France. Cela renvoie encore pour beaucoup à des heures sombres du pays. Le whistleblowing est typiquement un mode de communication anglosaxon qui s’impose peu à peu partout dans le monde et que nous devons intégrer en France dans nos organisations et nos modes de management. Il faut que les entreprises fassent le pari de la confiance sur ce sujet. Chez presque tous les clients que nous accompagnons en externalisant leur ligne d’alerte éthique, nous constatons que c’est un premier effet immédiat, c’est la quasi disparition des lettres anonymes ! C’est un vrai progrès, car désormais, il y a un vecteur organisé, légitime, sécurisé, potentiellement anonyme si on le souhaite, mais juridiquement encadré, pour faire remonter des problèmes qui ne peuvent pas être exprimés par la voie hiérarchique. Et là aussi, il existe des solutions françaises éprouvées.

Les règles de compliance sont-elles aujourd’hui une arme concurrentielle ?

EP — Incontestablement, la compliance est une arme concurrentielle et de guerre économique, il n’y a aucun doute sur ce sujet. La compliance est un moyen de différenciation positive pour les entreprises, qui veulent démontrer qu’elles sont plus respectueuses des réglementations que leurs concurrentes. Cela, c’est la version positive. La version plus agressive c’est que d’éventuelles faiblesses, voire des dérives de non-conformité, peuvent être instrumentalisées par des concurrents et déboucher sur un affaiblissement stratégique et d’éventuels contentieux très longs et très coûteux. Aujourd’hui, les standards anglo-saxons qui ont été pensés, conçus et déployés il y a de nombreuses années sont pleinement à l’oeuvre dans de nombreuses parties du monde. Chaque pays essaye plus ou moins de réaffirmer sa souveraineté en adoptant son propre système de compliance, avec sa propre législation, voire son propre régime de sanctions. C’est la raison pour laquelle il faut être extrêmement vigilant quand on confie ses sujets de conformité à un tiers et c’est la raison pour laquelle il est essentiel que nous participions, notamment avec les avocats, à la sécurisation d’une filière française et européenne de conformité.

Emmanuel Pitron
Senior vice-président de l’ADIT depuis 2016, Emmanuel Pitron est notamment en charge du pôle « Ethique des affaires » et aide ses clients à sécuriser leur activité et leur développement à l’international. Après avoir passé sept ans au service de l’Etat (ministère des Affaires étrangères, corps préfectoral, ministère de l’Intérieur et Inspection générale des finances), il a rejoint le Groupe RATP où il a successivement occupé les postes de directeur de cabinet du PDG puis de Secrétaire Général du groupe. Avant d’intégrer l’ADIT, il était viceprésident de la stratégie et du développement du Groupe CMA-CGM. Il est diplômé de l’IEP de Paris, ancien élève de l’ENA et titulaire d’un executive program de l’INSEAD.