Quelles inflexions peut-on attendre de la politique américaine sous Biden dans la région ANMO ?

12.11.2020 - Regard d'expert

Au moment où nous sommes suspendus au décompte des votes de On sait que l’axe Riyad- Le Caire – Abou Dabi (dominant dans le monde arabe) avait misé sur une réélection du président Trump, alors que la plupart des gouvernements européens espèrent qu’une victoire de Joe Biden contribuera à rétablir une relation transatlantique plus confiante, favorisant une coopération entre les Etats- Unis et l’Europe pour apaiser les tensions internationales actuelles. Aussi, s’agissant de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO), est ce qu’une administration américaine Démocrate peut-elle offrir aux Européens une occasion de jouer un rôle plus actif en faveur d’une stabilisation de cette zone stratégique ?

En effet, l’on s’attend dans le monde à ce qu’une administration Biden renoue avec des valeurs normatives et soit plus respectueuse du multilatéralisme, de ses alliés et de l’ONU. Mais on sait aussi que l’opinion publique américaine souhaite une réduction de l’engagement militaire américain au Moyen Orient et que la priorité pour tout dirigeant américain est désormais de contenir la montée en puissance de la Chine dans le monde. Dans ces conditions, que peut-on prévoir a priori sur les principaux dossiers de la région ANMO ?

1 ∕ L’Iran est naturellement le dossier le plus chaud où il est probable que l’on verra une inflexion de la politique américaine. En effet, Joe Biden a déclaré qu’il a l’intention de réintégrer l’accord nucléaire, si bien sûr Téhéran revient au respect de ses clauses. Les Européens qui sur le fond ont les mêmes préoccupations que les Américains à l’égard des ambitions iraniennes (nucléaire, balistique, régional), mais s’opposent à l’administration Trump sur la méthode – retrait américain de l’accord et pression maximale sur Téhéran – ne peuvent qu’espérer le retour à une coopération avec Washington sur ce dossier. Mais il faut s’attendre à ce que les Républicains aux Etats-Unis et certains alliés de Washington – Israël et l’Arabie Saoudite en particulier – freinent des quatre fers le retour des Américains dans l’accord nucléaire. L’attitude de Téhéran sera également déterminante car jusqu’à présent les dirigeants iraniens demandent la levée des sanctions américaines et une compensation financière pour les dommages qu’elles ont causés à l’économie du pays. Il est bien sûr hors de question que les Etats-Unis acceptent ce genre d’exigence, mais il faudra envisager des gestes économiques pour justifier le retour de Téhéran au plein respect de l’accord. Les Européens, qui président la commission conjointe de l’accord, auront donc un rôle important à jouer pour faciliter le dialogue entre les partenaires du JCPOA.

2 / Les pays du Golfe, dont les principaux dirigeants – Saoudiens et Emiriens – ont été les partenaires privilégiés du président Trump, s’attendent à un réexamen de la politique américaine à leur égard. Joe Biden l’a déclaré publiquement, en ayant des mots durs envers la politique du prince Mohamed ben Salman au Yémen et en matière de droits de l’Homme. Naturellement l’importance des liens stratégiques entre les Etats- Unis et l’Arabie Saoudite, ainsi que le pragmatisme légendaire des Saoudiens, feront qu’il n’y aura pas de rupture mais une redéfinition des liens, qui prendra un certain temps. La nouvelle administration américaine devrait mettre un terme à l’appui militaire de Washington à l’opération saoudienne au Yémen et pousser en faveur de nouveaux efforts pour parvenir à un règlement négocié. Cela impliquera de facto l’Iran – soutien des Houthis – et devrait donc entrer dans le cadre d’une reprise du dialogue américano-iranien. Sur le plan bilatéral américano-saoudien, le Congrès devrait faire pression pour atténuer l’autoritarisme de la gouvernance de MBS, mais les opportunités d’affaires induites par la «Vision 2030» devraient préserver la relation privilégiée entre les deux pays. Les EAU ne souffrent pas de la même mauvaise image que l’Arabie Saoudite aux Etats-Unis et l’initiative de MBZ d’établir des relations diplomatiques avec Israël a été bien accueillie par les Démocrates à Washington. Le Qatar, qui n’avait pas la même relation d’intimité que Riyad et Abou Dabi avec le président Trump, devrait bénéficier de l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche et d’un assouplissement de la politique américaine au Moyen Orient. Mais son alliance avec la Turquie le rendra tributaire de la relation qui s’établira entre Erdogan et l’administration Biden. Il reste à savoir si cette administration souhaitera s’investir dans une tentative de réconciliation au sein du CCEAG, dans le cadre d’un apaisement général des tensions dans la région.

3 / Israël – Palestine : Les Européens espèrent que Joe Biden reviendra sur certains aspects de la politique de Trump, en restaurant une aide financière aux Palestiniens et en revenant à la solution des deux Etats. Mais il est probable que ce dossier ne sera pas une priorité de la nouvelle administration et que Washington ne reviendra pas sur la reconnaissance américaine de la souveraineté israélienne sur Jérusalem et le Golan. Toutefois les autorités palestiniennes devraient saisir l’opportunité d’une politique américaine moins biaisée pour reprendre le dialogue avec Washington et avec Israël. Mais il est clair que les Européens auront un rôle important à jouer pour faciliter cette reprise du dialogue et faire des propositions innovantes susceptibles d’avancer vers une solution plus équitable que le plan Kushner.

4 / Irak – Syrie – Liban : Ces sujets ont été peu abordés par l’équipe Biden, si ce n’est pour affirmer que les Etats-Unis ne se retireraient pas de Syrie. Il est donc probable que Washington maintiendra une petite présence militaire dans le Nord-Est syrien et soutiendra plus ouvertement les forces FDS (lâchées par Trump). Mais la nouvelle administration ne devrait pas prendre d’initiative sur le dossier syrien, se contentant d’appuyer le processus onusien, de concert avec les Européens. Il reste que la position américaine tiendra compte de l’animosité des Démocrates envers la Russie de Poutine, ce qui ne facilitera pas un arrangement international sur la Syrie. S’agissant de l’Irak, l’administration Biden devrait préserver l’engagement contre Daech et se montrer plus coopérative avec le gouvernement de Bagdad, afin de contribuer à la stabilisation du pays. En ce qui concerne le Liban, la nouvelle administration devrait atténuer la pression sur le Hezbollah dans le cadre d’une politique générale d’apaisement des tensions dans la région. D’une façon générale, le Levant constituera une zone de coopération améliorée avec les Européens, à qui Washington demandera d’assumer plus leurs responsabilités de voisin immédiat.

5 / La Turquie : Le président Erdogan devrait voir avec appréhension l’arrivée d’une nouvelle équipe à Washington, plus sensible aux questions des droits de l’Homme et plus méfiante à l’égard des ambitions régionales de la Turquie. L’acquisition par Ankara de missiles russe’s S 400 sera une question prioritaire – notamment pour le Congrès – même si les Etats- Unis hésiteront à imposer des sanctions à un pays allié au sein de l’OTAN. Ankara fera certainement un chantage au sujet de ses relations avec la Russie, ce qui présage des relations difficiles. Là aussi une concertation étroite entre Américains et Européens sera nécessaire pour faire pression sur Erdogan.

6 / La Libye : Ce pays ne sera pas une priorité pour la nouvelle administration, contrairement aux attentes de certaines factions en Libye. Joe Biden n’était d’ailleurs pas favorable à l’intervention en 2011. Mais si les menaces en provenance de Daech se renforçaient dans la région du Sahel ou si la Russie et la Turquie entendaient jouer un rôle plus important en Libye, on ne pourrait pas exclure un regain d’attention de Washington. Pour le moment, il faut s’attendre à un appui plus appuyé de Washington aux efforts de médiation de l’ONU, de concert avec les pays européens. 7 / Egypte et Maghreb : Le président Trump ayant été un soutien public du président Sissi en Egypte (« mon dictateur préféré «), il est clair que la position de la nouvelle administration sera différente. En effet, Joe Biden et les Démocrates ont sévèrement critiqué les violations des droits de l’Homme en Egypte et considèrent que la politique répressive du président Sissi encourage la radicalisation des islamistes. On peut donc s’attendre à ce que Washington diminue son assistance financière, d’autant plus que l’importance de l’Egypte comme partenaire des Etats-Unis dans la région est considérée comme déclinante dans les cercles Démocrates. S’agissant enfin des pays du Maghreb, ils sont vus à Washington à travers le prisme du contre-terrorisme et essentiellement dans le contexte d’une politique de containment des influences chinoise et russe en Afrique. Joe Biden, comme son prédécesseur, laissera en fait le lead aux Européens dans cette région.

En bref, on ne doit pas s’attendre à des ruptures dans la politique américaine dans la région ANMO, mais à certaines inflexions qui concerneront surtout l’Iran, l’Arabie Saoudite et l’Egypte. Pour nous Européens, l’approche plus coopérative de Washington devrait nous donner l’occasion de jouer un rôle déterminant dans l’apaisement des tensions dans cette région stratégique pour nos intérêts.

Bertrand Besancenot
Bertrand BESANCENOT est senior advisor chez ESL Network. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie saoudite en 2007. En février 2017 il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel MACRON en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen Orient.