Une crise particulière demandait des politiques économiques particulières

30.10.2020 - Regard d'expert

La crise de la Covid est extrêmement différente des crises précédentes dans son origine, sa gravité, et la multiplication de ses conséquences (sur les pays émergents, la structure sectorielle de l’économie, la gouvernance des entreprises, le géopolitique, les relations sociales, les inégalités…).

Elle a fait apparaître une politique macroéconomique nouvelle (les déficits publics massifs et titrisés) et inquiétante ; elle nécessite non pas un ajustement des politiques économiques ni des remèdes miracles, mais une rupture dans les politiques économiques (protection sociale, formation, finances publiques, soutien aux nouvelles technologies, réglementation financière, transition énergétique, décentralisation, syndicalisme…).

La crise de la Covid est bien plus violente que la crise des subprimes (le PIB de l’OCDE devrait reculer de 8% en 2020 contre 4% en 2009), et surtout elle est très particulière, très différente des crises du passé. Nous allons d’abord regarder les différences entre la crise de la Covid et les récessions « habituelles », puis nous allons regarder les politiques économiques mises en place, et les risques pris avec l’expansion monétaire colossale qui a été décidée ; enfin, nous verrons que des politiques économiques de rupture sont massives dans de nombreux domaines, et pas seulement un aménagement à la marge des politiques économiques.

1 — Une crise très particulière dans son origine et ses conséquences

Bien sûr, l’origine de la crise de la Covid est différente : c’est un choc défavorable d’offre, avec la chute de la production due au confinement, avec la perte de productivité due aux nouvelles normes sanitaires. Au contraire, la crise des subprimes en 2008-2009 était une crise de la demande, avec le recul du crédit, donc de la demande, dû à la crise financière et bancaire. Mais les symptômes de la crise de la Covid, ses conséquences sont extrêmement spécifiques. Il y a d’abord une crise profonde dans les pays émergents, qui sont touchés par les sorties de capitaux, le recul du tourisme, la baisse des prix des matières premières. Il y a ensuite, et c’est une caractéristique centrale de la crise de la Covid, une profonde déformation de la structure sectorielle de l’économie. Certains secteurs vont souffrir durablement avec les normes sanitaires, avec de nouvelles pratiques de consommation et de travail (automobile, transport aérien, aéronautique, immobilier commercial, distribution traditionnelle, tourisme, culture) ; au contraire, d’autres secteurs vont avoir une activité forte (nouvelles technologies, télécom, distribution en ligne, santé et pharmacie, sécurité). Cette distorsion sectorielle complique la sortie de crise, puisqu’il faudra une forte réallocation de l’emploi du premier groupe de secteurs vers le second. Ceci implique la nécessité de requalification, et une hausse du chômage structurel tant que cette réallocation n’est pas faite.

On voit aussi que le modèle économique et social est remis en cause de manière bien plus profonde qu’en 2008-2009. La crise des subprimes avait essentiellement lancé un débat sur la régulation des banques ; la crise de la Covid fait apparaître un débat très actif sur le climat, les délocalisations et la globalisation, la gouvernance des entreprises et la nature du capitalisme. Le choc lié à la crise déclenche ces débats, même si ces différentes questions ont peu de rapport en réalité avec la pandémie. La crise de la Covid provoque aussi des effets politiques et géopolitiques importants, par exemple une forte tension entre les Etats-Unis et la Chine, mais aussi des effets politiques importants, comme le lancement d’un plan européen de relance avec des financements mutualisés. Il ne faut pas oublier qu’une pandémie conduit toujours à la recherche d’un bouc émissaire, cette fois-ci aux Etats-Unis, la Chine ; en Europe, le capitalisme libéral et la globalisation, et que la désignation d’un bouc émissaire peut laisser des traces concrètes (protectionnisme, promotion d’un « capitalisme inclusif » et de relocalisations par exemple). On sait par ailleurs que la crise de la Covid va affaiblir les entreprises : pour résister à la chute de la production, les entreprises se sont endettées, ont reçu des aides publiques, et de nombreuses entreprises vont entrer dans la catégorie des « zombies » : des entreprises fragiles financièrement, peu dynamiques, investissant peu. Cette faiblesse des entreprises va conduire à une autre conséquence de la crise : la multiplication des conflits entre entreprises et syndicats, avec la multiplication des licenciements, entre entreprises et Etat, avec la demande de baisses d’impôts, de réduction des réglementations.

Il faut comprendre que la crise peut conduire spontanément non pas vers un capitalisme plus inclusif (qui s’occupe non seulement des actionnaires, mais aussi des salariés, de l’environnement, des sous-traitants…) mais vers un capitalisme plus dur, les entreprises voulant restaurer rapidement leur profitabilité. Dans ce capitalisme plus dur, le partage des revenus se déforme à nouveau au détriment des salariés, la concurrence fiscale entre les pays s’amplifie, les délocalisations vers les pays à coûts salariaux faibles s’accroissent, la transition énergétique est refusée. Enfin, il ne faut pas oublier que la crise de la Covid va accroître les inégalités, entre les salariés des secteurs touchés par la crise et les autres, entre ceux qui ont des contrats de travail temporaires à court terme et ceux qui ont des contrats de travail à long terme ; les jeunes seront particulièrement touchés : gel des embauches, formations devenues inadaptées, et, on va le voir, bulles sur les prix des actifs. Au total, il faut attendre de la crise de la Covid un recul de la croissance potentielle, avec le recul de l’investissement des entreprises, la perte de capital humain en particulier associée à la déformation de la structure sectorielle de l’économie, avec la multiplication des entreprises « zombies », avec l’incitation aux délocalisations vers des pays à coûts salariaux faibles. Regardons d’abord la réponse macroéconomique à cet ensemble de conséquences de la crise.

2 — Une réponse des politiques macroéconomiques inédite et dangereuse à long terme

La politique macroéconomique mise en place face à la crise de la Covid est la même dans tous les pays de l’OCDE : une hausse massive du déficit public (14% du PIB en 2020 pour l’ensemble de l’OCDE) et une monétisation massive du déficit public par la Banque Centrale qui achète des titres publics émis et paye en créant de la monnaie. La base monétaire des pays de l’OCDE, c’est-à-dire la quantité de monnaie créée par les Banques Centrales devrait augmenter de 70% en 2020, passant de 14 à 24 trillions de dollars. La monétisation a rendu possible la mise en place de déficits publics très importants, puisque les dettes publiques émises sont vendues aux Banques Centrales et n’ont pas à être vendues à des investisseurs privés, ce qui ferait monter les taux d’intérêt à long terme et réduirait la demande. Mais il faut se demander ce que sera l’effet à moyen terme de cette colossale création monétaire.

Depuis 30 ans, il n’y a plus de corrélation entre création monétaire et hausse des prix des biens et services, et il ne faut donc pas attendre d’inflation au sens traditionnel. Mais il est apparu une corrélation nouvelle entre création monétaire et prix des actifs (cours boursiers, prix de l’immobilier…). La création monétaire implique que les épargnants détiennent initialement trop de monnaie par rapport à leurs souhaits : ils essaient alors de se débarrasser de cette monnaie en achetant des obligations, des actions, de l’immobilier, et il y a donc hausse forte de prix de ces actifs, c’est-à-dire des bulles. Les bulles sont très défavorables socialement : il s’agit d’une taxation des jeunes, qui achètent trop cher les actifs financiers qui leur permettent de se constituer une épargne, qui payent trop cher leurs logements. Mais l’excès de création monétaire peut conduire à des conséquences plus graves que les bulles : il peut conduire à la perte de confiance dans la monnaie. Les agents économiques se débarrassent alors de la monnaie au profit d’actifs refuge : or, crypto-monnaies, immobilier, matières premières…, et ne veulent plus détenir les monnaies publiques. Au-delà des politiques macroéconomiques, quelles politiques économiques faut-il maintenant mettre en place ?

3 — Des politiques économiques de rupture sont nécessaires

Il existe d’abord de fausses solutions, idéalistes ou démagogiques. Les relocalisations seront très difficiles en France, avec la combinaison de coûts salariaux élevés et de compétences faibles de la population active. La taxation des riches ou l’interdiction des dividendes est absurde, car il faut au contraire diriger un supplément d’épargne vers les fonds propres des entreprises. La hausse du SMIC aurait un effet désastreux sur l’emploi peu qualifié. Le second piège est de se contenter de modifier à la marge les politiques existantes, alors que l’ampleur de la crise et la multiplicité de ses conséquences, vues plus haut, imposent des politiques de rupture.

On peut proposer huit politiques économiques de rupture.

La première est de soutenir les catégories sociales les plus touchées par la crise (jeunes, salariés ayant des contrats courts, indépendants, petits artisans…) par la création d’un revenu universel ciblé, qui regrouperait toutes les aides existant aujourd’hui et qui éviterait que certains groupes ne bénéficient pas d’un filet de sécurité social en cas de crise.

La seconde est de réformer réellement les retraites pour aider les entreprises à se développer. Les entreprises vont être trop endettées, et il faut donc, ce qui est entrepris, transformer leur endettement en fonds propres ; mais surtout la France souffre d’une faible attractivité pour les investissements en raison de coûts de production élevés ; réduire significativement les impôts des entreprises nécessitera par ailleurs de réduire les dépenses publiques, et un candidat légitime est le système public de retraite, qui coûte en France 14% du PIB contre 10% du PIB dans le reste de la zone euro.

La troisième est de créer un choc de compétences pour favoriser la transformation des emplois : le passage de très nombreux salariés des secteurs en difficulté vers les secteurs en croissance ne se fera que si un effort massif de requalification et d’amélioration des compétences est entrepris ; on sait aussi que le redressement de la croissance potentielle nécessite une amélioration du capital humain.

La quatrième rupture est la création d’un partenariat Etat-Entreprises sur les technologies d’avenir. Il ne sert à rien de relocaliser le bas de gamme compte tenu du niveau élevé des coûts de production en France. La bonne stratégie est une coordination entre l’Etat (qui apporte des orientations stratégiques, des financements et des commandes publiques) et les entreprises (sur le modèle de la DARPA aux Etats-Unis).

La cinquième rupture est la définition d’une autre réglementation financière : utilisation plus active des politiques macroprudentielles pour éviter les bulles sur les prix des actifs et surtout passage à une règlementation financière des banques, des assureurs, contracyclique et non fortement procyclique comme aujourd’hui ( avec la d ifficulté de détenir des fonds propres suffisants lorsque la crise fait apparaître des pertes sur les actifs).

La sixième rupture est le passage à une véritable transition énergétique, dont le premier élément est la mise en place d’une prime suffisamment élevée du CO2 en Europe associée à une taxe compensatrice aux frontières de l’Europe pour éviter la concurrence déloyale des pays où le prix du CO2 reste bas.

La septième rupture est une véritable décentralisation, associée à une répartition des compétences entre les différentes collectivités et l’Etat (fin de la compétence générale des collectivités locales) afin d’accroître l’efficacité de l’Etat, seul moyen pour réduire à moyen terme la pression fiscale.

La huitième rupture est la rénovation du syndicalisme, dans une situation où les entreprises sont en difficulté, où l’emploi doit bouger d’un secteur d’activité à l’autre, un vrai dialogue social est nécessaire pour éviter les conflits inutiles, ce qui passe par un développement considérable du syndicalisme en entreprise afin de rendre les syndicats crédibles et représentatifs.

Olivier Pastré
Olivier Pastré est économiste, professeur d’économie à l’université de Paris VIII, et membre du Cercle des Économistes. Il a une longue expérience du secteur bancaire en France, après plusieurs années passées au Commissariat au Plan et au Ministère des Finances, mais aussi au Maghreb comme en témoignent ses activités d’administrateur d’Union Bank (Algérie), de Directeur Général de GP Banque jusqu’en 2002, et son rôle de président de la banque d’affaires IM Bank Tunis depuis 2001. Olivier PASTRÉ est également directeur de collection aux Éditions Fayard, et chroniqueur sur France Culture. Son ouvrage le plus récent est co-signé avec Patrick Artus: « L’économie Post-Covid » aux éditions Fayard (2020).