Europe, Afrique, une communauté de destin

29.03.2024 - Éditorial

Quelles sont les défis et les intérêts partagés et les interdépendances qui lient aujourd’hui et demain les Européens et les Africains ?

Entre afro pessimisme et afro béatitude, il est toujours difficile d’éviter la caricature et la critique, encore plus lorsque l’on est Français et que l’on est systématiquement désigné comme le bouc émissaire de toutes les frustrations et de tous les échecs ou de toutes les ambiguïtés. L’échappatoire mémorielle n’exonère plus les pouvoirs africains en place de leurs insuffisances et la repentance n’est pas une politique.

Mais je vais endosser consciemment ce rôle et répondre à cette question, mais y répondre en vous donnant quelques éléments de contexte qui ont guidé ma réflexion.

  1. L’Afrique représente aujourd’hui 17% de la population mondiale mais seulement 3% de son PIB ;
  2. L’Afrique comptait 250 millions d’habitants en 1950, elle en compte 1,2 milliards aujourd’hui et selon les prospectivistes, elle en comptera 2,5 milliards en 2050, soit un habitant de la planète sur 4 et 70% auront moins de 35 ans ;
  3. Elle forme 54 Etats, soit un gros quart des Etats des 195 reconnus par les Nations-Unies dont : 32 sont classés dans les 33 derniers au classement de l’Indice de développement humain du PNUD ; et dont 16 sont confrontés à des conflits armés ‘’soutenus’’ et qui mobilisaient en 2022, 62% des effectifs des casques bleus des NU (70 000 sur 113 000) ;
  4. L’Union européenne est dépendante à 98% de la Chine pour l’importation de terres rares ou de minéraux stratégiques dont nous savons qu’ils sont indispensables aux technologies d’avenir et à la transition énergétique. Or, le continent africain recèle de ces minéraux encore non exploités ;
  5. Selon le GIEC, en un siècle la superficie du Sahara a progressé de 10% (aujourd’hui à 9,2 millions de km2), soit de 840 000 km2, ce qui correspond à 1,5 fois la superficie de la France, tandis que le phénomène s’accentue ;
  6. Enfin, depuis 1960, l’Afrique a connu 140 coups ou tentatives de coups d’Etat soit plus de deux par an si l’on moyenne, et 50 depuis le discours de la Baule en juin 1990 qui est définitivement enterré.

J’ajoute à cela les réflexions suivantes :

  1. Pour les Africains, le G7 n’incarne plus la gouvernance mondiale, mais le lobby occidental et le « Sud global » n’est pas une alliance ‘’pour’’ quelque chose, mais une ligue ‘’contre’’ l’Ouest ;
  2. Les dites valeurs universelles de l’ONU (celles de l’occident) ne sont pas consensuelles ;
  3. Une partie des Etats en Afrique n’ont jamais été aussi brutaux mais également jamais aussi faibles ; la notion d’Etat telle que nous la concevons est en cours de reconfiguration ou de désintégration ;
  4. Nous ne vivons pas une crise ‘’conjugale’’ mais un changement d’époque.

Sauf à croire que l’Afrique est un continent en marge dont nous sommes protégés par le détroit de Gibraltar – ce qui revient à ignorer que ce détroit mesure la même distance que celle qui sépare le bois de Vincennes du bois de Saint-Cloud – les intérêts et les interdépendances tombent sous le sens et apparaissent d’elles-mêmes.

Sur ces bases, j’identifie 5 enjeux :

  1. Le premier est démographique. Comment organisons-nous les flux migratoires sortants et rentrants de telle sorte qu’ils répondent aux besoins respectifs des Européens en main-d’œuvre et aux Africains en personnel qualifié leur permettant d’entrer dans une industrialisation, source de croissance ?
  2. Le deuxième est économique avec un marché potentiel de 2,5 milliards de personnes dans 25 ans dont l’économie européenne ne peut se priver ;
  3. Le troisième est climatique car l’Europe n’est pas le continent le plus abrasif pour l’environnement et il a entamé sa transition énergétique. Il sera nécessaire de soutenir le continent africain pour accélérer la sienne ;
  4. Le quatrième est évidemment sécuritaire et nous devons repenser à l’aune des dernières crises que nous avons connues et connaissons encore la meilleure approche pour les régler, reconnaissant que le seul volet militaire ne produit pas les effets escomptés avec ou sans nous ;
  5. Le cinquième est stratégique. Si ‒ comme toutes les capitales européennes ou presque l’entonnent ‒ nous devons aller vers l’autonomie stratégique, elle passe également par un libre accès aux métaux rares qui sont ceux du monde de demain et nous ne pouvons pas laisser quelques nations les confisquer.

Tout ceci suppose d’abord de remettre notre façon de dialoguer avec les pays africains dans le contexte que je viens d’évoquer, le dialogue d’un vieux continent avec un continent en pleine expansion, en ne mélangeant pas impératifs pour notre humanité, intérêts nationaux et vraies ou fausses valeurs.

Nos destins sont liés que nous le voulions ou non, que les Africains le veuillent ou non et la théorie de Coudenhove d’Eurafrique, considérée comme farfelue il y un siècle, n’a jamais été aussi pertinente. Par pur humanisme ou par solidarité égoïste, l’Europe n’a pas le choix. Or, je ne vois pas encore ce frémissement, ni même cette compréhension.

 

Le départ des forces internationales du Sahel marque la fin d’une ère d’interventions européennes en Afrique : comment voyez-vous l’avenir de l’architecture de sécurité sur le continent dans une ère de compétition stratégique et quelle place devrait prendre l’Europe dans ce nouveau schéma ?

Nous assistons à un bouleversement majeur en Afrique de l’Ouest et plus particulièrement en zone sahélienne, qu’il soit politique (8 coups d’État en 3 ans), diplomatique (expulsion de diplomates, inversions d’alliance, rappels d’ambassadeur, cessation des relations avec la CEDEAO, dénigrement des organisations internationales), démographique (196 millions en 2050), sécuritaire (avec non seulement le terrorisme mais aussi l’affrontement entre populations du Nord et du Sud du Sahel qui se profile), le tout sur fond de pauvreté endémique. Tous ces phénomènes interagissent les uns sur les autres, en accentuant les tendances.

En l’absence d’une action énergique et coordonnée et face au constat de l’impuissance relative  des Etats sahéliens, il est probable que le scénario suivant se concrétise : une zone grise de 3 millions de km2, soit la superficie de la Turquie, abandonnée à un chaos violent ‘’institutionnalisé’’ dans laquelle des warlords, les groupes armés, les Etats, les djihadistes et les trafiquants en tous genres (drogue, migrants, or, etc.), se partageront ou se disputeront les espaces, les ressources et les routes dans un affrontement de basse intensité, manipulé ou pas par des puissances étrangères.

D’un point de vue sécuritaire et d’un point de vue européen, nous aurions 4 bonnes raisons de ne pas laisser la situation empirer et de nous atteler sans tarder à trouver une solution :

  • veiller à ce qu’un nouveau califat en zone sahélienne – qui n’en porterait pas le nom – ne bénéficie pas de la même liberté d’action que Daech à Raqqah pour planifier des attentats contre l’occident – dont nous serions inexorablement une cible prioritaire ;
  • conserver une capacité de compréhension et d’anticipation sur tous les phénomènes : trafics en tout genre, rivalités, prédation qui vont s’accentuer dans l’espace sahélien en raison de la faiblesse des Etats riverains et de l’irruption de puissances étrangères prédatrices ;
  • ne pas laisser la porte grande ouverte à nos principaux compétiteurs stratégiques ; ce dont ils profiteront comme c’est le cas des Russes en RCA, en Libye, au Soudan, au Mali, au Niger et au Burkina même si ces derniers s’en cachent ;
  • mais en réalité et d’un point de vue général, l’enjeu dépasse de loin les questions de sécurité, économiques, de développement ou encore de flux migratoires. Le risque le plus important, c’est la possibilité qu’un certain nombre d’Etats africains (55 Etats sur 193) devienne le levier auquel recourent les régimes autoritaires pour contester notre modèle politico-socio-économique au profit des leurs. Or, on assiste bien à un nouveau ‘’scramble for Africa’’ des puissances autocratiques.

Jusqu’à maintenant, les solutions que nous avons apportées, nous Français mais plus globalement nous tous occidentaux et plus spécifiquement l’UE ont échoué.

Il nous faut donc impérativement changer notre logiciel de résolution des crises et trouver une nouvelle approche.

  • Mieux apprendre et comprendre les crises à la résolution desquelles nous voulons nous atteler ;
  • Constater l’efficacité relative et le manque d’agilité des organisations régionales ou internationales pour leur préférer des cadres ad hoc où convergent les intérêts : union du fleuve Mano, FMM, G5, etc. ;
  • Appuyer l’inclusivité de tous les acteurs concernés dans le processus de médiation et s’inscrire dans une logique de réponse à une demande et non pas d’offre ;
  • Les aborder dans une logique ethnico-géographique, celle des communautés : la problématique Toubou n’est pas uniquement tchadienne, celle des oulad Souleïman pas uniquement libyenne et celle des Touaregs pas uniquement malienne ;
  • Consentir et engager les moyens suffisants pour avoir un effet sur les populations. De combien de milliards l’UE s’est-elle targuée d’avoir consacrés à la coalition pour le Sahel pour combien réellement engagés ;
  • Enfin rapprocher le ‘’dire du faire’’ et accepter de se placer en soutien de l’acteur le mieux placé pour résoudre la crise.

 

Les sociétés africaines sont en pleine transformation (démographique, culturelle, écologique et politique) : comment accompagner ces changements sans mettre en danger la stabilité géopolitique du continent ?

Comme je l’évoquais dans mon premier propos : pour nombre de conflits et missions de maintien de la paix, la question se pose de savoir si le continent africain est géopolitiquement stable et ce que nous avons, nous Européens, comme intérêt à maintenir cet état de fait ou à laisser le continent effectuer sa mue ou l’orienter vers une autre forme de stabilité…

Pour libérer le potentiel du continent africain et sur la base de ce que souhaitent les populations africaines sans leur imposer des modèles importés d’ailleurs, l’Europe pourrait accompagner les pays dans le succès de quatre transitions :

  • Les transitions politiques pour que les populations se sentent proches de leurs gouvernants, ce qui n’est pas le cas actuellement dans nombre de pays. Transitions politiques également pour que la forme des Etats transmise lors des indépendances soit accordée avec les actuelles dynamiques démographiques à l’œuvre, avec les espaces concernés et avec les cultures entremêlées. Transitions politiques enfin, pour que l’alternance ait un sens et pour qu’un citoyen n’ait pas le même président pendant plus de 30 ans…
  • Les transitions économiques ensuite pour que l’Afrique développe des capacités industrielles de transformation et ne se limite plus à la vente de matières premières brutes. Pour cela, il faut mettre en place des cursus de formation pour faire émerger, non pas des cadres supérieurs, ils existent, mais aussi des cadres de maîtrise et des ouvriers qualifiés, car ils vont créer l’appel d’air pour les entreprises étrangères. Ceci suppose des flux migratoires maîtrisés Sud Nord puis Nord Sud.
  • La troisième transition est démographique. Et il ne s’agit pas de dicter et d’imposer des critères européens sur un taux de natalité mais d’aider les pays qui le demandent à s’assurer que leur taux de croissance économique couvre leur taux de croissance démographique.
  • Enfin, ou peut-être enfin, la quatrième transition est la transition climatique et la préservation de l’environnement. La question est de savoir comment l’Europe peut aider le continent africain à subvenir à ses besoins en énergie sans la satisfaction desquels aucune croissance n’est possible.

Évidemment tout cela suppose d’abord et avant tout une demande claire et formalisée des pays africains qui ne se limite pas à ânonner : plan Marshall pour l’Afrique ou dette de la colonisation ou de l’esclavage. Nous avons trop longtemps voulu et cru faire le bien des pays africains sans eux, c’est vrai. Sommes-nous certains que ce mot résonne de la même manière des deux côtés de la Méditerranée ?

Didier Castres
Le général d’armée (2S) Didier CASTRES est un ancien élève de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr (promotion Montcalm 1980 – 1982). Après un début de carrière classique pendant lequel il alterne affectations en France, à l’Étranger et en opérations extérieures, il rejoint l’Élysée en 2005. Dès lors et pendant plus d’une dizaine d’années, il est impliqué dans la gestion des crises internationales dans leur dimension militaire : à l’Élysée avec les présidents Chirac et Sarkozy puis comme chef du centre de planification et de commandement des opérations (CPCO) à l’état-major des armées et enfin comme sous-chef d’état-major chargé des opérations au ministère de la défense. Après avoir quitté l’institution militaire, il crée en 2020 un cabinet de conseil (DC TARHA CONSEIL) dans le domaine de la défense et de sécurité nationale dont les services sont essentiellement destinés aux États africains. En 2020, il rejoint le cabinet ESL & Network en tant qu’associé senior.